Le gouvernement des imbéciles

On le sait, le pouvoir des imbéciles s’affirme chaque jour davantage. De tout temps, il y a eu des gens pour qui l’application d’un règlement, d’une procédure, d’un cadre aussi restreint que possible, l’exécution des « ordres », tenait lieu d’intelligence et les dispensait de tout sentiment humain.

Tel qui coupe les dernières ressources d’un chômeur ou tel autre qui d’un trait de plume jette à la rue une famille, a toujours un règlement derrière lui pour fuir sa responsabilité, pour s’exonérer de penser et de ressentir, pour justifier sa démission du genre humain.

Aujourd’hui où le chef de l’État déclare, à propos d’un crime terrible, que « chercher à expliquer c’est commencer à excuser », un propos que l’adjudant le plus obtus n’oserait plus proférer, on voit bien que nous sommes en train de tomber dans un gouffre, que l’intelligence est devenue un réel danger pour les dominants, puisque le plus en vue d’entre eux peut impunément se vautrer dans cette fange, diriger le pays en pensant et en raisonnant comme un pilier de bar imbibé de vinasse et de haine.

Il est vrai que penser sa vie, questionner son travail, c’est fatigant et parfois même douloureux. Les nécessités de la vie font qu’il est souvent difficile d’être à chaque instant intègre avec ses principes et cohérent dans leur pratique. On est donc amené à penser les limites qu’on ne franchira pas. Et si le changement doit être une œuvre collective, il ne se fera pas sans l’addition de nos refus individuels de franchir les limites de l’humain en obéissance à une prescription.

Qui ne s’est jamais heurté à la bêtise au front de taureau dans ses rapports avec, au choix, l’administration, une banque, une quelconque structure de pouvoir et/ou de profit ? Qui n’a jamais ressenti ce fatalisme résigné qui nous envahit parfois face aux crétins fiers de l’être ?

Hier, un ami musicien, qui compose depuis 35 ans de merveilleuses musiques de scène, me raconte que « Pôle emploi » vient de lui faire subir un « bilan de compétences approfondi ». Un questionnaire détaillé, posé par quelqu’un qui ignore tout du métier que vous faites, mais qui est payé très cher pour vous expliquer celui que vous devriez faire, auquel elle ne connaît rien non plus.

Quelques jours plus tard, arrive le « conseil » de « Pôle emploi » suite à ce bilan. On lui intime de « De créer votre entreprise de remplissage de cartouches d'encre. Ce concept clé en main ne demande pas de compétences techniques particulières. Vous avez le sens du service. Un bon sens relationnel »

Petite histoire, micro-scandale quotidien que cette imbécillité crasse, ce crachat au visage, ce mépris machinal venant d’un employé pressé, penserez-vous peut-être ?

Pourtant cette oppression mesquine, cette tentative de domestication est à la fois la conséquence du règne de la stupidité au sommet de l’État, et elle en est l’outil qui la conforte, l’installe dans les esprits, y sème la résignation.

Pourtant, le pouvoir des imbéciles n’est pas rigolo, il n’est pas futile, on ne peut pas l’évacuer d’un revers de main, on ne doit pas l’ignorer. C’est un fléau majeur, le meilleur outil des oppresseurs. C’est le sarkozysme invisible et rampant.

Le pouvoir des imbéciles est mortel et il faut, chacun à notre place, chaque jour, le refuser. Il faut dire aux imbéciles qu’ils le sont, et que nous ne le serons pas, que nous resterons des humains.

« Nous avons toujours le choix, ne serait-ce que de ne pas nous incliner devant ceux qui nous en privent. » (Reiner Kunze)[1].

 

Michel Thion



Tribune parue dans "l'Humanité" du 20 avril 2012



[1] in "Un jour sur cette terre" Cheyne Éditeur - édition bilingue, traduction de Mireille Gansel.