Dialogues imaginaires avec :


Henri Michaux, Étienne de la Boétie, Omar Khayyâm, Antonio Porchia, Jacques Prévert, François Rabelais

Aujourd'hui, ici, où l'on peut, où l'on doit, se questionner sur l'immense appétit de nos contemporains pour l'esclavage, j'ai cherché des voies de réflexion chez Henri Michaux qui s'est, bien avant moi, posé la question, dans une conversation imaginaire…

Henri Michaux :

Au revers qui paraît l'endroit, au cœur d'une prise sans emprise, au long des heures, à l'orée de l'indéfiniment prolongé de l'espace et du temps, attrape-dehors, attrape-dedans, attrape-nigaud, dis, qu'est-ce que tu fais ?
Qu'est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d'une pierre ?

Le lecteur dans l'ombre :

Je suis le nocturne qui respire la lumière. Je suis celui qui attend tellement la lumière qu'elle finit par venir à ma rencontre. Ta noirceur même est pleine de luminosité cachée. Je suis au-dedans d'une pierre … transparente.

Henri Michaux :

Est-ce que tu es préparé ? Que fais-tu contre le foisonnement ?

Le lecteur dans l'ombre :

On n'est jamais préparé à cet ensevelissement, et puis, à trop tailler l'arbre des mots, il en deviendrait … civilisé. Comment garder la sauvagerie après avoir tant enlevé ?

Henri Michaux :

En te méfiant du multiple, n'oublie pas de te méfier de son trop facile contraire : l'un. C'est toujours de l'assouvissement, l'unité. Pour cette satisfaction à tout prix, des erreurs sans limites sont nées en tout pays, et ont été acceptées… pour être ensuite tranquilles parfois durant des siècles malgré l'absurde, malgré l'évidente insuffisance.

Le lecteur dans l'ombre :

Nous sommes les enfants de la nuit et nous y retournons sans cesse. Pourrons-nous voir la nuit en promesse du jour ? Elle nous entoure… Elle est parfois tellement lourde … Et tous ceux qui ferment les yeux dans le noir… Tous ceux qui se crèvent les yeux pour ne pas voir durant la nuit… Tous ceux qui se voilent le regard du bandeau de l'infamie… Tous ceux qui s'enterrent aux-mêmes dans le cimetière de la servitude …

Henri Michaux :

Dedans c'est la fumée, dehors c'est la fureur.
On embauche les flammes pour la destruction des édifices. On embauche la bassesse humaine pour la destruction des fiertés. On embauche la bêtise et la veulerie dans un immense et composite outil. Et travaille dur cet outil, dur et insolemment, par-ci par-là avec des souplesses, puis de nouveau dur et impudent, lassant la résistance et développant un immense imbroglio.
Mais dur pour qui le subit. Et qui ne le subit pas ?
Le travail creuse, le crachat aussi.
Jusqu'où tomberas-tu ?
Jusqu'où fléchiras-tu, peuple méconnaissable ?

Le lecteur dans l'ombre :

Le monde me brise chaque jour si je ne fais que le regarder, si je reste, comme tu me le reprochais, à l'orée de l'indéfiniment prolongé de l'espace et du temps. La contemplation doit être un acte déterminé, une exploration transformatrice, un maillon dans une chaine d'actes. Je n'écrirai pas pour ne pas être esclave, j'écrirai pour qu'il n'y ait plus d'esclaves.

Henri Michaux :

Autrefois, j'avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. Fini, maintenant, j'interviendrai.

(les paroles d'Henri Michaux sont extraites de "Face aux verrous", de "Poteaux d'angle" et de "la marche dans le tunnel")


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Aujourd'hui, c'est avec Étienne de La Boétie, auteur DU livre majeur sur la question, "Discours de la servitude volontaire", écrit dans le milieu du 16° siècle, pendant les guerres de religion, que je vous propose un dialogue rêvé.

Étienne de La Boétie :

Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n'a de puissance que celle qu'ils lui donnent ; qui n'a pouvoir que de leur nuire, sinon qu'ils ont pouvoir de l'endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu'ils aiment mieux le souffrir que de lui contredire.

Le lecteur dans l'ombre :

Combien étrange, en effet, cet abandon à soi-même, ce renoncement à penser et agir sa vie, qui parcourt notre histoire et nous submerge encore aujourd'hui, comme une vague de fange infatigable qui recouvrirait le rivage des siècles ?

Étienne de La Boétie :

Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s'appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés ; n'ayant ni biens, ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant, mais d'un seul ; non pas d'un Hercule ni d'un Samson, mais d'un seul hommeau…

Le lecteur dans l'ombre :

Peut-être cela se nomme-t-il inertie, facilité, inhumanité ? Peut-être est-ce la même démission qui fait tourner les regards quand se croise un malheureux, un pauvre, un fou, un frère renié, cet autre soi-même que l'on craint insupportablement de devenir ?

Étienne de La Boétie :

Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ?

Le lecteur dans l'ombre :

Est-ce ce qui en nous vient d'avant l'animal ? Car l'animal lui-même ne se soumet pas sans protester, sans garder en éveil, sous la surface de l'obéissance, une révolte sauvage prête à surgir. Avant l'animal, il y a en nous quelque chose de minéral, d'absolument passif, d'abandonné aux soubresauts du monde. Pire il y a cette joie malsaine de la soumission, cette anesthésie d'une souffrance que l'on ne veut pas nommer. La servitude est une drogue dure. Et pourtant…

Étienne de La Boétie :

Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.

Le lecteur dans l'ombre :

Écoute ce que dit Antonio Tabucchi, comme en écho à tes paroles, cinq siècles plus tard :
" Héliogabale et ses valets et tout le consensus tacite qui l'entoure veulent remplir ma gorge de terre.
Vous aussi vous devez parler. C'est pour cela que la nature a fait de nous des créatures humaines. Si vous dites ne serait-ce qu'une fois non, votre nature humaine sera sauve. Si vous restez silencieux vous aurez vous-même rempli votre bouche de terre. Vous ne serez que des oreilles qui écoutent. Or c'est exactement ce qu'on attend de vous "


Étienne de La Boétie :

Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont les vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s'il n'avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n'étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ?

Le lecteur dans l'ombre :

Et Henri Michaux qui nous demande à chaque instant : " Qu'est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d'une pierre ? "
Nous ne vivons pas, nous sommes vécus. Nous rampons dans l'ornière creusée par le tyran, nous sommes vécus par la coutume de vivre.

Étienne de La Boétie :

Mais certes, la coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n'a en aucun endroit si grande vertu qu'en ceci, de nous enseigner à servir et, comme l'on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude.

(…)

Quoi ? si pour avoir liberté il ne faut que la désirer, s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l'estime encore trop chère, la pouvant gagner d'un seul souhait, et qui plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il devrait racheter au prix de son sang, et lequel perdu, tous les gens d'honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ?

Le lecteur dans l'ombre :

C'est qu'on n'entend plus ses désirs, on appelle " envies " ces pulsions infantiles greffées en nous par les tyrans, et le désir de liberté est recouvert de peurs venues d'une enfance qui n'a pas existé.
Écoute encore, le sombre René Daumal, qui fait pourtant vivre l'espoir :
" Je suis mort parce que je n'ai pas le désir. Je n'ai pas le désir parce que je crois posséder. Je crois posséder parce que je n'essaie pas de donner. Essayant de donner, on voit qu'on n'a rien. Voyant qu'on n'a rien, on essaie de se donner. Essayant de se donner, on voit qu'on n'est rien. Voyant qu'on n'est rien, on désire devenir. Désirant devenir, on vit. "

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Aujourd'hui, je vous propose une rencontre poétique avec Omar Khayyâm (1048-1131), savant mathématicien, astronome, philosophe, fils supposé d'un fabricant de tentes, docteur de la loi et poète persan…

Omar Khayyâm

C'est l'aube
          nous boirons un vin couleur de rose.
Et puis nous briserons sur une pierre
                              le verre de la gloire.


le lecteur dans l'ombre


C'est l'aube.
      Ils boivent notre sang couleur du temps des cerises
Pourtant la pierre de leur cœur
                                       Deviendra transparente.


Omar Khayyâm

Le cercle où sont inscrits notre venue,
                                            notre départ
n'offre ni commencement ni fin
                                                  à nos regards


A dire un mot de vrai là-dessus nul
                   ne se hasarde :
Venus, mais d'où venus,
                         et vers où ces départs.


le lecteur dans l'ombre

Qu'est-ce qu'un cercle sans fin
             sinon une ligne droite ?
À l'horizon nulle vérité,
                   C'est à nous d'emplir le néant.


Là où réside l'espoir vivant et patient infiniment.
                   Il est assis.
Il nous attend et marche quand nous marchons.
                         Vers lui nous marcherons,


sans souci des cœurs morts ni des paroles de pierre.
            Ils n'ont à la bouche
que des mots de fer brûlant et pour pensée
                                             qu'un miroir obscur.


Omar Khayyâm

Jusqu'à quand dans le culte de toi-même
                   ta vie passera ?
Est-ce à poursuive l'être et le non-être
                                                  que ta vie passera ?

Tombe d'Omar Khayyâm à Neyshabur

le lecteur dans l'ombre

C'est l'aube.
                      A chaque instant, notre vie commence.
Il n'y a pas de lieu parmi nous pour une adoration,
                                      l'espace s'ouvre devant la pensée joyeuse.

la tribu des hommes est encore à son lever,
                                             puissant est le non-être,
arrogant,
               il est statue de poussière.


Omar Khayyâm

De tous les en-allés
                   Sur cette longue route
Un seul en revint-il
                          Pour dire le secret


Là où vont bifurquer le manque
                                            et le désir
Veille à ne rien laisser.
                          On ne revient jamais


le lecteur dans l'ombre

C'est l'aube
                   Le présent à son lever
Sans douleur
                         Ouvre les yeux.
Écoute encore…


Omar Khayyâm

Nous buvons le sang de la vigne,
                                     Toi le sang des hommes.
Juge justement : qui est d'entre nous
                                             Le plus sanguinaire ?


Les poèmes d'Omar Khayyâm sont, bien sûr, tirés des " Robâïât " dans la transcription poétique de Jacques Gaucheron (éd. Le Temps des Cerises - La Malle d'Aurore)


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Antonio Porchia, auteur argentin très singulier, est, à ma connaissance, l'auteur d'un seul livre, " Voix ". Poèmes, aphorismes, méditations, …, il aura passé sa vie à élaborer ce livre, paru aux éditions " Sables ". Je vous propose une première rencontre avec lui.

Antonio Porchia
Moins on croit être, plus on supporte. Et si l'on croit n'être rien, on supporte tout.

Le lecteur dans l'ombre
Que ne supportons-nous pas aujourd'hui, où la vie n'est, selon le texte de Bernard Noël, qu'un " précis d'humiliation " ?

Antonio Porchia
Les certitudes ne s'atteignent qu'à pied.

Le lecteur dans l'ombre
Il est vrai que nous sommes parfois pressés, mais qui ne le serait au fond du puits de la honte où nous vivons, et toutes les horreurs qui se commettent en notre nom, comment les supporter d'un cœur égal ?

Antonio Porchia
Les ombres. Certaines cachent, d'autres découvrent.

Le lecteur dans l'ombre
Il nous faut alors nous servir des ombres que répandent sur nous ceux qui nous gouvernent pour dessiner le monde qu'ils nous imposent, et répandre nos propres ombres pour construire celui que nous voulons.

Antonio Porchia
Le froid est de bon conseil, mais il est froid.

Le lecteur dans l'ombre
Oui, nous vivons dans le froid de l'argent, le zéro absolu de l'humain. Mais si l'ombre nous éclaire, nous devons nous réchauffer de ce froid pour le combattre et l'annihiler.

Antonio Porchia
Celui qui ne remplit pas son monde de chimères reste seul.

Le lecteur dans l'ombre
Et pourtant, si nous partagions nos chimères, ne serions-nous pas subitement sortis de la solitude ? Car seul, que peut-on faire ?

Antonio Porchia
Ils mesurent mon pouvoir sur ce que je peux faire. Ils ne savent pas que mon pouvoir se mesure sur ce que je ne peux pas faire. Mon plus grand pouvoir est un pouvoir infiniment petit.

Le lecteur dans l'ombre
Oui, mais faire infiniment peu n'est pas ne rien faire…



Lors de Jeux Olympiques de 1968 à Mexico les coureurs américains Tommie Smith et John Carlos arrivés premier et troisième du 200 mètres protestent contre la ségrégation raciale aux USA en baissant la tête et en pointant, lors de l'hymne américain, leur poing ganté de noir vers le ciel, sur le podium de la remise des médailles. Ils ont ainsi apporté la preuve qu'on n'est jamais obligé de se taire, ni de se résigner.



Pour ceux que cela intéresserait, voici les textes originaux d 'Antonio Porchia :

Cuando menos uno cree ser, más soporta. Y si cree ser nada, soporta todo.
Las certidumbres sólo se alcanzan con los pies.
Las sombras : unas ocultan, otras descubren.
El frío est une buen consejero, pero es frío.
Quien no llena su mondo de fantasmas, se queda solo.
Miden mi poder por lo que puedo. Ignoran que mi poder se mide por lo que no puedo. Y mi poder infinitamante grande es infinitamente pequeño.






Au temps de la dévastation, au temps du nauséabond "débat sur l'identité nationale", c'est, tout naturellement, le grand Jacques Prévert qui m'a lancé dans cette réflexion.

Je n'ai pas d'identité nationale

Je pense à Prévert
Aux Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
Aux Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
Aux Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Aux étranges étrangers


qu'il aimait, lui…

Aujourd'hui, peut-être parlerait-il à ceux-là
Afghans de fer,
Maliens de velours,
tchétchènes brisés,
Amis voisins de la Terre
Venus de la faim du monde
Roumains, Tziganes, Roms, Gitans, Bohémiens
Vous êtes des nôtres, vous êtes les miens
J'aime la musique du Wolof, du Tamoul, du Bambara, du Soninké, du Tcherkesse, du Yoruba…
La musique de vos langues me fait voyager

Je n'ai pas d'identité nationale
Je n'ai pas de conscience nationale
Je n'ai pas de front national

Me plaisent la coriandre et la cardamome, le ras-el-hamout et le massalé
Mon cœur chante avec la cora et le koto
Mon souffle vibre avec la kena et le shakuhachi
Me nourrissent et m'enchantent Mahmoud Darwich et Imre Kertesz, José Saramago et Doris Lessing, Homère le métèque et Kafka le juif, Goethe le boche et Garcia Lorca l'espingouin, Kateb Yacine le bougnoule et Vladimir Vissotski le russkoff.

Sans eux je n'existerais pas.


Le monde entier est mon terroir, lui seul contient mes racines, et pourtant je rêve des étoiles, immensément curieux de l'autre, de l'inconnu, de mes frères de Bételgeuse et d'Aldébaran

Je ne connais pas d'étrangers Je n'ai pas d'identité nationale et je n'en veux pas.

Je ne veux pas des tristes pitres qui pensent nous gouverner
Ils ont un caillou fêlé à la place du cœur
Une calculette déglinguée comme cerveau
Une fosse d'aisance recueille leurs pensées
Ils ont une identité nationale
Ils n'ont que ça pour vivre




C'est la joyeuse colère, la saine rogne de Rabelais, avec qui j'ai trouvé un dialogue cette fois-ci. Un texte écrit pour la Scène Nationale de Vandoeuvre, il y a quelques années s'est mis à résonner dans ma tête et dans mon coeur, avec la proclamation inscrite à l'entrée de l'Abbaye de Thélème…

François Rabelais

Ci n'entrez pas, hypocrites, bigots,
Vieux matagots, souffreteux bien enflés,
Torcols, idiots plus que n'étaient les Goths
Ou les Ostrogoths, précurseurs des magots,
Porteurs de haires, cagots, cafards empantouflés.
Gueux emmitouflés, frappards écorniflés,
Bafoués, enflés, qui allumez les fureurs;
Filez ailleurs vendre vos erreurs.

Ces erreurs de méchants
Empliraient mes champs
De méchanceté
Et par fausseté
Troubleraient mes chants,
Ces erreurs de méchants.

Le lecteur dans l'ombre

Fragiles du cœur, hypothétiques de la sensibilité, coincés du bulbe, sectateurs racornis de la grand-messe artistique des supermarchés, tristes amateurs solitaires de la musique décaféinée, lyophilisée, pasteurisée, moulée à la louche, "jeunes oies édifiantes", consommateurs malins, calculateurs des intérêts composés et conservateurs des hypothèques, passez votre chemin.

En revanche bienvenue en ce lieu à tous ceux qui n'ont pas froid aux oreilles, aux agités du bocal, aux chercheurs d'or qui tamisent patiemment les rivières poétiques et sonores de demain, bienvenue à ceux que la curiosité dévore, que la passion des expériences insolites ravage, à ceux qui savent entendre la tempête dans le calme de la nuit des déserts lointains.

François Rabelais

Ci n'entrez pas, juristes mâchefoins,
Clercs, basochiens, qui le peuple mangez,
Juges d'officialité, scribes et pharisiens,
Juges anciens qui les bons paroissiens
Ainsi que des chiens jetez au charnier;
Votre salaire est au gibet.
Allez-y braire; ici on ne fait nul excès
Qui puisse en vos cours susciter un procès.

Pour procès et débats,
Il n'y a guère de lieu d'ébat
Ici où l'on vient s'ébattre
Pour votre soûl débattre,
Puissiez-vous avoir plein cabas
De procès et débats.

Le lecteur dans l'ombre

Abstenez-vous, ceux que bouleversent les tisanes tièdes "saveurs du soir", ceux qui mettent une ceinture et des bretelles, vous les heureux possesseurs de nains de jardins, vous qui faites du muscle en trente jours sans vraiment vous fatiguer avec le dernier modèle d'électro-vibro vu à la télé, ne venez pas ici ou apprêtez-vous à être malheureux.

Mais vous qui aimez l'air pur et rare des sommets d'un art peu fréquenté, vous à qui la musique parle d'un aujourd'hui rauque et dur et pourtant avide d'humanité chaude et moite, vous qui mettez du piment dans le café noir, qui goûtez la cardamome et la coriandre, vous que le mot "amour" ne fait pas ricaner bêtement, votre place vous attend ici au milieu de la longue chaîne des explorateurs.

François Rabelais

Ici n'entrez pas, vous, usuriers avares,
Gloutons, lécheurs, qui toujours amassez,
Grippeminauds, souffleurs de brouillard,
Courbés, camards, qui dans vos coquemars
De mille marcs n'auriez pas assez.
Vous n'êtes pas écœurés pour ensacher
Et entasser, flemmards à la maigre face;
Que la male mort sur-le-champ vous efface.

Ah! face inhumaine
De ces gens! Qu'on les mène
Tondre ailleurs. Céans
Ce serait malséant;
Quittez ce domaine,
Face inhumaine.

Le lecteur dans l'ombre

Fuyez, glauques tripoteurs de la sensiblerie publique, normalisateurs impudents, précautionneux d'une postérité qui se moquera de vous, nageurs en musiques troubles, minables épiciers de l'art des sons, balayeurs de l'escalier des morts, votre crâne blanchi pleure des larmes de poussière, votre place n'est pas ici.

Ici on est fragile, rieur, amoureux, complice, navigateur de pleine mer, c'est la maison des partageux, des porteurs de mémoire, des coureurs nocturnes, des architectes de l'impalpable, des visionnaires fiévreux et des chahuteurs de sonorités. Ici on fait poésie du bruissement des insectes et des avalanches de pierres et du vent des ténèbres dans le désert et des rires et des pleurs.

François Rabelais

Ci n'entrez pas, vous, balourds mâtins,
Ni soirs ni matins, vieux chagrins et jaloux;
Vous non plus, rebelles, mutins,
Ectoplasmes, lutins, de Danger comtes palatins,
Grecs ou latins, plus à craindre que loups;
Ni vous, galeux, vérolés jusqu'au cou;
Emmenez vos lupus ronger ailleurs de bon coeur
Croûteux, couverts de déshonneur.

Honneur, louange, bon temps
Sont ici constants
D'un joyeux accord.
Tous sont sains de corps
Aussi leur dis-je vraiment:
Honneur, louange, bon temps.

Le lecteur dans l'ombre

Censeurs imbéciles, bigots crapoteux d'un académisme ranci, grenouilles clapotant misérablement dans les bénitiers fêlés des musiques moribondes, adeptes moisis d'un conformisme obscène, cagots et contempteurs intéressés de toute nouveauté, sachez-le : Ici on se rit de vous, vous êtes ridicules, vous êtes morts.

Ici c'est la vie qui règne, avec ses grouillements, ses tentatives et ses errements, ses réussites, son souffle court et sa vision lointaine, et sa machinerie infernale sans cesse domptée par des poètes au cœur impavide.

François Rabelais

Ci entrez, et soyez bienvenus,
Bien réussis, vous tous, nobles chevaliers.
C'est ici le lieu où les revenus
Sont bien reçus pour qu'entretenus
Grands et peuple menu, vous soyez par milliers.
Vous serez mes intimes et mes familiers:
Gaillards et délurés, joyeux, plaisants, mignons,
Tous de la classe des gentils compagnons.

Compagnons gentils,
Sereins et subtils,
Sans nulle bassesse,
De délicatesse,
Voici les outils,
Compagnons gentils.

Le lecteur dans l'ombre

Ici, pas d'illusionnistes, mais des magiciens, pas de poudre aux oreilles, mais des poèmes, des musiques, des images, coulées dans un bronze évanescent et défiant le temps, pas de miracles douteux, mais une lente élaboration, une maturation grave et patiente, tout ce qui donne valeur aux sons et aux choses.

Clones affadis, reproducteurs sélectionnés, publicitaires escamoteurs, mercenaires décatis de toutes les soupes artistiques, sicaires abrutis et janissaires obtus, mangeurs de charognes, vous ne monterez pas sur nos planches. Les enfants vous jetteront des pierres et vous appelleront oreilles-de-plomb et vieilles vaches, tandis que les grands s'embrasseront dans les coins et que tout le monde vous oubliera très vite.

Ici c'est la maison du rêve, ici ce n'est pas un endroit où tout le monde est roi, c'est un endroit où personne n'est roi. C'est l'empire des mots et des sons.

Aux rêveurs de jonques et de Babylones improbables, aux imaginaires de Bételgeuse, aux astronomes de la langue, à vous qui dessinez des oiseaux de brume, aux voyageurs sans bagages : Salut et bienvenue.






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