Une semaine dans l’Huma

 

Le quotidien l’Humanité m’a proposé, cette semaine de novembre, d’ête « l’invité de la semaine ». En toute liberté, en toute amitié.

Vous trouverez ici les chroniques qu’il a accueillies. Une belle expérience pour moi, et j’espère, un temps de dialogue avec les lecteurs.

 

 

Au lecteur singulier – 5 novembre 2007

Ami lecteur,

Ton journal m’invite cette semaine. Grâces lui soient rendues d’inviter chaque semaine une voix singulière, et de lui donner écho et liberté.

Ton journal ne m’invite pas à parler de moi, ce serait de peu d’intérêt, il m’invite à te parler.

Aussi, quand je dis « je », c’est pour que tu me répondes « je », jusqu’à ce que nous disions « nous », en prenant le temps qu’il faudra, en nous écoutant l’un l’autre, avec patience et attention et bienveillance. Surtout bienveillance.

Je te propose donc, au lieu d’affirmer nos différences, de chercher nos ressemblances, de chercher ce qui fait que nous pouvons vivre ensemble, comment nous pouvons vivre bien ensemble. C’est que, nous le savons aujourd’hui, la planète est un bien petit village pour les humains.

Je suis un immigré de la 48° (ou 72° ou  …) génération. Et toi ? Et quelle importance, au fond… ?

J’ai jeté ma télé, par souci d’hygiène mentale. Je n’ai pas de temps de cerveau disponible pour les manipulateurs du neuromarketing. Et toi, crois-tu en avoir ?

Je ne veux plus de loisirs pour oublier. Je veux me souvenir. Je ne veux pas me vider la tête, je veux me la remplir. D’idées, de connaissances, d’émotions. Rester vigilant pour vivre ma vie. À côté de toi. Qu’en penses-tu ?

Ici, je veux dire, dans ce journal, dans ces articles, on pourrait planter un arbre à palabres. Pour parler de ce qui nous fait mal. Pour parler de ce qui nous fait ou nous ferait du bien.

Peut-être ne lis-tu pas de poésie. Peut-être penses-tu que tu ne comprends pas la poésie. Alors moi, poète, je te dis : chaque poète lit le monde avec ses yeux. La poésie lit le monde. Pouvons-nous partager ces lectures ? J’aimerais bien savoir quelle est ta lecture du monde ?

Il y a des poètes et ils sont vivants. Je te propose de t’en faire découvrir quelques-uns. Je n’ai que cinq jours. C’est court, mais si je t’ouvre cette porte et que tu la franchis, ce sera pour longtemps.

Aujourd’hui, je t’ouvre une porte vers Edith Azam1, une jeune femme, poète du sud de la France, avec sa voix venue de ventre, et l’énergie vitale qui irrigue son écriture. Elle lit le monde avec amour et détermination.

Pensé à toi ma Sœur Cartouche,

Pensé je ne sais plus même quoi,

Pensé dans cette obscurité qui tombe et qui n’a toujours fait que ça.

J’ai été recouverte de lune,

J’ai été happée par le vent.

Trop vite – Trop fort – Trop haut –

Étirée plus loin que moi-même,

Et le sternum :

BANG !

- Sœur Cartouche –

 

À demain, ami.

1) Pour découvrir son écriture, voir le beau site « poezibao » à l’adresse : Edith Azam

 

Au lecteur singulier (2) – 6 novembre 2007

Ami lecteur,

Il était une fois un président qui décidait de tout, il avait été élu pour ça, disait-il. Alors je lui écris, comme récemment l’astrophysicien Cédric Foellmi, comme tout le monde…

Monsieur le président,

Je ne participe pas à la croissance ni à la prospérité du CAC 40, je suis un poète dont la « popularité » est mince. Mes livres et mes lectures n’attirent que de petits groupes de curieux émotifs, mais enfin, partout, ils sont là. Bref, mon travail inutile ne rapporte ni argent ni électeurs et pourtant, vous avez besoin de moi.

J’écris de la poésie. Je tente, avec beaucoup d’autres, de repousser les frontières de ma langue pour qu’elle dise le sens et les émotions du monde avec toujours plus d’ampleur et de pertinence. Ma culture du résultat est dérisoire. J’ai mis onze ans à publier mon premier livre, les autres ont suivi, mais les rencontres, ici ou là, avec des lecteurs, justifient bien la liberté que j’ai prise, ce long temps de maturation, ce silence plein, cette relation profonde qui s’est établie.

Vous réclamez une création qui réponde aux attentes du public. Pardonnez-moi de vous parler franchement, mais c’est une ânerie grandiose, un contresens grotesque. La création est, par nature, inattendue, imprévisible, et c’est toujours le public qui fait le chemin vers elle, ou pas.

Mais si elle n’existe pas, le public n’a pas le choix.

Votre travail d’élu du peuple ne consiste donc pas à imposer au peuple ce qu’il connaîtrait déjà, mais bien à créer les conditions pour qu’il ait le choix.

Votre travail consiste à assurer les conditions de la liberté des artistes. Et il s’arrête là.

Sans poésie, sans littérature, pas de langue commune, pas de société vivable. C’est là que vous avez besoin des poètes.

Veuillez agréer, Monsieur le président, l’expression de ma consternation désolée mais de ma détermination sans faille  à rester libre. Libre de vos injonctions.

 

Que pense-tu de cette lettre, ami lecteur ?

Maintenant, je voudrais t’ouvrir une porte vers Marie Huot, jeune femme, poète. Son écriture respire la tendresse et la cruauté de la vie, sa douceur amère te touchera :

Je t'appelle. Du ventre de la baleine je t'appelle.

Tel Jonas, quelqu'un m'a jetée par-dessus les barques pour qu'un orage s'amenuise. Je descends maintenant à la rencontre des chasseurs.

Remuée au centre de l'animal, respirant à grand'peine, aveugle et clandestine, peux-tu un instant m'imaginer ainsi engloutie ?

Moi qui toujours m'incline devant ce qui nous dévore ?

 

À demain, ami.

Au lecteur singulier (3) – 7 novembre 2007

Ami lecteur,

Asseyons-nous sous l’arbre à palabres. Prends place. Prends ta place.

Parlons de la paix. Je te propose un point de départ : la paix c’est plus que l’absence de guerre. Et la guerre peut prendre parfois de multiples et étranges formes.

Est-ce que proposer aux jeunes un avenir qui ne soit fait que d’angoisse et de précarité, ce ne serait pas une déclaration de guerre ? Les hommes et les femmes qui meurent de froid et de faim, ici, chez nous les pays développés, tous les jours, parce qu’une administration machinale leur a supprimé toute aide, ne seraient-ils pas morts à la guerre ?

Quand un pouvoir déclare inutile l’enseignement des lettres, quand il fait la chasse aux artistes, ne déclare-t-il pas la guerre sanglante et sans merci des hommes-machines contre l’esprit humain ?

N’y a-t-il pas une guerre à mort des possédants contre les autres ? Ne connais-tu pas toi-même des exemples de cette guerre ?

Et dans une guerre, il n’y a pas que les généraux. Il y a des soldats.

Ceux qui laissent faire, ceux qui disent je n’ai pas le choix, l’employé mal payé qui coupe froidement une allocation, pare qu’il a des instructions, l’huissier qui jette à la rue pour faire sonner son tiroir-caisse, le passant qui détourne le regard devant la misère, le policier qui matraque avant de rentrer chez lui regarder le match, ceux-là ne sont-ils pas les soldats de cette guerre ?

Toi ou moi, en réfléchissant bien, n’avons-nous jamais consenti, laissé faire, regardé ailleurs ?

On a toujours le choix, ne serait-ce que de ne pas s’incliner devant ceux qui nous en privent. disait le poète allemand Reiner Kunze.

Alors, aujourd’hui, je te dis avec René Char : Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement.

Étienne de la Boétie écrivait, vers 1570 : Que vous pourrait-il faire (le tyran), si vous n’étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ?

Ami lecteur, ne laisse pas faire. Ne laisse pas dire. Refuse. Parle.

La porte d’aujourd’hui s’ouvre sur Laurent Grisel, poète rare, qui dit peut-être que les sciences humaines sont une branche de la poésie…

et si quelque chose de rare en héritage avons

il vivra s’il est pris

et repris par tous qui le portent aussi.

Voilà notre travail et plaisir et recherche

À nous qui connaissons

et savons n’être pas seuls

à le connaître tel

le monde hétérogène, irrégulier, granuleux,

(…)

hurle, petit, hurle

c’est le moment

pousse ton cri.

 

À demain ami

 

 

Au lecteur singulier (4) – 8 novembre 2007

 

Ami lecteur,

Je te propose un moment de sport de haut niveau.

L’ascension de la sérénité par la face nord.

La recherche frénétique de la sérénité, ça énerve à la fin…

La sérénité qui te chantonne : « si j’avance et qu’tu recules, comment veux-tu … ? »

La sérénité qui te dit : va te faire foutre avec ton malheur ! Ton malheur est radioactif, il me contamine. Je mets une combinaison en plomb pour me protéger.

Cette sérénité, je la nomme pragmatisme, consensus, réalisme et résignation. Ma compassion pour toi comme mon poing dans ta gueule…

La sérénité de ceux qui disent : un peu de patience, tout va bien s’arranger… On ne peut pas tout faire… Et puis, tu l’as peut-être bien mérité, ce qui t’arrive… Ne t’occupe de rien, je suis là pour ça… Il y a bien pire que ce qui t’arrives, tu devrais en être heureux…

Cette sérénité, je la nomme ordure, déchet de l’inhumain, prison mentale, aveuglement satisfait, je la nomme la sérénité des morts qui marchent.

Je t’en propose une autre, si tu veux bien.

La sérénité de savoir que le monde est dur, terriblement complexe, mais que les humains s’y sont toujours affrontés, le regard fier, jamais résignés au malheur, sachant qu’ils n’étaient pas maîtres du monde, mais que la planète leur était prêtée par leurs enfants à venir…

Sachant qu’ils ne connaissent pas tout mais que tout peut être connaissable.

La sérénité de celui qui sait recevoir parce qu’il n’attend rien.

Je sais, avec Samuel Beckett que : C'est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin. À la fin, c'est la fin qui est le pire. Mais je sais aussi, avec Pol Bury que : le poids de la terre n’empêche pas les oiseaux de voler.

Je sais que tu existes et que nous pouvons parler. Là est ma sérénité.

Elle est un peu mitée mais c’est tout ce que j’ai, je m’y accroche, je te l’offre aujourd’hui, ami lecteur.

Il est un poète totalement dans le monde, tu le connais peut-être : le grand Mahmoud Darwich. Poète arabe, palestinien, universel. Écoute ce qu’il nous dit, dans le belle traduction d’Elias Sambar :

Sois joyeux, aussi calme que tu peux

une mort stupide s’est égarée sur les chemins

encombrés et t’a laissé un répit

 

Sur les décombres, une lune indiscrète

rit comme une idiote,

ne crois pas qu’elle s’approche pour t’accueillir.

 

Pareille au mois de mars nouveau, elle a

dans son éternelle besogne,

restitué aux arbres les noms de la nostalgie

et t’a négligé.

 

À demain, ami.

 

Au lecteur singulier (5) – 9 novembre 2007

Ami lecteur,

Voici venu le temps d’une dernière palabre.

Voici venu le temps de reprendre nos routes, différentes mais pas séparées.

Au journal qui m’accueille, je veux dire ceci en amitié : je suis un compagnon de doute.

À toi, ami lecteur, je voudrais rappeler ce que disait Aragon : C'est à la poésie que tend l'homme. - Il n'y a de connaissance que du particulier. - Il n'y a de poésie que du concret.

Je voudrais également te poser la question du dramaturge Alain Béhar : Qui est « il » dans « il faut » ? Est-ce que ce ne serait pas toi et moi qui sommes « il » ?

Ceci n’est pas un conseil. Plutôt une instante suggestion, peut-être une objurgation…

Le grand cinéaste Georges Franju disait : J’aime les films qui font rêver, mais je n’aime pas qu’on rêve à ma place.

Regarde, écoute, parle, pense, écris, agis. Ne laisse personne rêver à ta place.

Alors, aujourd’hui, pour toi et moi, pour cette dernière palabre, si tu veux bien, je dirai nous.

Ils ont l'espace, il nous reste le temps.

Ils ont le bruit, nous agirons dans le silence.

L'immonde leur appartient,

Le monde est à nous.

Ils font naître la noirceur au cœur du jour,

Nous ferons jaillir la lumière dans l'obscurité.

Ils nous tendent sans cesse un miroir obscur,

nous le recouvrirons de transparence.

Ils n’ont pour horizon que les ruines et la charogne.

Ils voudraient faire de nous des idiots qui bavent parce qu'il ne savent plus pleurer.

Nous sommes des nomades immobiles, vêtus de guenilles et d'orage, le cœur vent du nord, des enfants des grandes villes, où la haine des hommes suinte des murs crasseux, de vieux corbeaux nichés dans une falaise, mais nous regardons la mer.

 

Nous venons du fond des âges, tremblants au fond d'une caverne, nous venons de Bételgeuse et du fond de la mer froide où les monstres sommeillent, nous venons d'une larve qui rampait sur la plage en haletant, nous venons du vacarme et du chaos.

 

Nous allons vers l'horizon de notre rue, car notre rue va au-delà de l'horizon, nous cherchons en boitant le chemin de Samarcande, l'improbable caravane qui sera notre maison, nous allons vers l'énigme des grandes forteresses noires aux confins de l'univers, nous allons vers le silence vibrant et plein.

Leurs miroirs et leurs âmes sont poussière froide.

Ils sont mangeurs de cendres et de couteaux rouillés.

Ils sont le malheur levant,

nous invoquons le malheur couchant.

Au revoir. Car j’espère que nous allons nous revoir. Sur les routes du monde. Sur les routes de la poésie. Ce sont les mêmes.

Salut Ami.