POÈMES À AIMER

Quelques poèmes rencontrés au cours de mes lectures et que je souhaite partager, en toute subectivité et sans commentaires…

textes choisis chez  :
Édith Azam - Pierre Autin-Grenier - Samantha Barendson - Brigitte Baumié - Mahmoud Darwich - Antoine Emaz - Michèle Finck - Lili Frikh - Michaël Glück - Laurent Grisel - Marie Huot - Ludovic Janvier - Catherine Lalonde - Predrag Lucic - Henri Meschonnic - Samira Negrouche - Tal Nitzan - Bernard Noël - Isabelle Pinçon - Antonio Porchia - Erwann Rougé - Valérie Rouzeau - Annelyse Simao - Roland Tixier - Peter Turrini - Ghassan Zaqtan -



Voyez le matin comme il me prépare
et l'herbe du pré si elle m'attend
voyez l'eau du lac comme elle me pense
et le bleu du ciel s'il donne à vouloir

voyez le chemin comme il part de moi
si l'eau du ruisseau promène ma soif
voyez comme l'ombre a choisi mes mots
et si le caillou me ramène au temps

voyez l'horizon comme il me rattache
si les vols d'oiseau m'apprennent à partir
voyez la forêt comme elle m'écoute
et si le silence est fait de ma voix

…/…


Donnez-moi le jour donnez-moi la brume
je veux commencer à voir
le lac se construire à partir de rien
l'eau dans l'air quittant le regard
le ciel peu à peu qui s'approche
retenu par les vols d'oiseaux
au bord de l'eau jusqu'à toucher
le soleil devenu domaine


…/…

Cherchant le vide à plein regard
et que les nuages en passant m'effacent
comme ils font à perte de ciel
lent relâche pour la pensée
l'oubli de moi ouvre sur moi

Ludovic Janvier - extraits de "bon d'accord allez je reste" (Éd. Inventaire/invention)
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Pitié

Premier matin de pitié
L'oiseau qui grandit en moi s'évade
Son cri bascule au balcon libre du large
La légèreté tamise le temps

Le vol à tire-d'aile eut-il seulement lieu
L'oiseau déraciné s'est efffacé dans l'air
J'ai perdu l'oiseau j'ai perdu
La lèvre ivre de la grève salive vers la mer

…/…

La Reine des Aulnes

"Qui chevauche" sauvage sur les Hauts-de-Hurle-Neige ?
Qui zigzague d'os et lacère le ciel de ratures ?
- C'est Noire-Neige qui détraque et déchiquette la musique
Et en recrache les restes dans une décharge d'astres.
Blanche la douleur sans tache des incompris
Neige tu cries et ton poème en cristaux fond.
"Mein Vater, mein Vater, und hörest Du nicht ?"
Blanche-Neige et Noire-Neige luttent au poignard
Et saignent de fous-rires phosphorescents

…/…

Dunkler Gesang

Crocs de douleur par à-coups.
Hormones de mots âcres.
Bloc-notes de cris suis.
Saigne d'insomnies.

Des soleils muets
Engravés dans la gorge
Roulent au fond du ventre.
Des arcs-en-ciel écrivent en moi.
Je broie des étoiles que je tutoie.
J'ovule de silence.

Michèle Finck - extraits de "L'ouïe éblouie" avec des gouaches de Coline Bruges-Renard (Éd. Voix d'encre)
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Ta simplicité de granit what you see is what you get
I was a river before I was a bird

tu rends à mon âme sa liberté d'avant
les fièvres les totems les rapaces pélerins
à planer au-dessus de l'incendie
enfin les vieilles maisons fendues pleine pomme
les épinettes enfin éclatées et
par la chaleur ouvertes

les bras dans la gueule jusqu'au coude à
extraire les fossiles
l'histoire d'amour sortie du lichen
oubliés enfouis par la charrue du quotidien

l'ossuaire et ma peau de pauvre linceuls pour
contenir ma joie immense
immense d'être

…/…

Je peux plus dormir
ravagée
par les sens brûlée vive
dans tes poulpes étreintes les noeuds
les barrages sous tes mains pur plaisir et
quelle alchimie quand tu parles c'est magnifique mais
que tu te taises que tu te taises que tu te taises et laisse enfin
l'un de nos rêves se lever

Catherine Lalonde - extraits de "Corps étranger" (Éd. La Passe du Vent - Québec Amérique)
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Le règne est
              à la pénombre de mes
veines        éclatées
je n'ai de vie
que des globes
              aveugles
et des mains
              tremblantes

l'hiver
prend place
dans mon        ventre

(…/…)

Le poète
dans son        errance
se cache comme d'une
lumière        aveuglante

Il va        nu
dans les champs
        de coquelicots
et les sables
mobiles

(…/…)

Je prendrai
le premier train
vers une ville        inconnue
et je ne parlerai
à personne
et ne sourirai
à personne

Mon haleine
acide
devra s'évaporer        du train
où je crierai
sur vos visages
                            de porcelaine

Samira Negrouche - extrait de "Iridienne" - Éd. Color Gang



Ma lampe n'a pas deux maisons
je n'enveloppe pas mes rêves dans des livres
autant garder du feu dans du papier
je n'ai pas entendu ce que tu n'as pas dit
nous en portons la trace
quand je me réveille de mes moments sourds
le pont enlève ses planches avant que jepasse
à deux pas je suis déjà loin
je ne connais pas ma main.

(…/…)

À vite gagné vite perdu on laboure avec une épingle
on suce le vent dans des livres
on abat un mur pour réparer l'autre
avec toi j'ai des jours où je mets un an de côté
je marchande des trous d'aiguille
j'y passe.

(…/…)

Même d'un pied même de loin
Nous avons la même porte
quand l'air nous a manqué nous avons nagé
quand l'eau nous a manqué nous avons volé
nous avons tant eu la même ombre
que nous n'avons pas eu besoin
d'y mettre nos noms.

(…/…)

Quand on coud mes vêtements
on coud le vent en même temps
puis tu as bâti des blancs
une main pour moi une main pour toi.

Henri Meschonnic - extrait de "Dans nos recommencements" - Éd. Gallimard NRF



Quelqu'autre s'éveille à la crainte
Que lui rendra son miroir ce matin ? Elle hésite au seuil
d'un visage inconnu, qui prend forme sans elle.
Des larmes la devancent contre un trop-plein de mystère.

Ailleurs se perd un corps : il vous flanque un fantôme
dans la mare trempant les draps. Elle s'agrippe avec rage,
mais à la fin il faudra céder.

La vie nous échappe sans faute ni mérite.
Existe-t-til quelque part sur papier une place virtuelle,
volatile ? Un espace microscopique pour expier
par des mots ce gluant : douleur merde et couleur sang
dans la chair expulsée antérieure au cri.

Avoir voulu - j'aurais aimé - je n'ai pas pu.

(…/…)

On croirait une échancrure au réel
ces multiples vitres, maintenues par des murs.
Le temps d'engouffre, coussin d'air, sous l'ascenseur.

Pourtant le choc des verres indique une heure empilée
par repas, rappelant les patients à leur corps, un présent
transitoire, où le fil des perfusions s'étire. Cette paix
d'être rien. Parmi le nombre, une chair en geste inutile.

Ainsi matrice devrait apprendre ce fameux rôle
de tanière : si tu bouges le perds.
Faut t'étendre sur le flanc, vous arrimer.
Au-delà d'un désir, primordial et spontané, chercher
minute après minute, démultipliée dans la durée, s'effacer.

Disponible.
Qui donc aura vécu mieux que femme gravide,
alitée pour des mois
        l'étrange face humaine ?

Annelyse Simao - extrait de "Dans un corps éloigné de mémoire" - Éd. La Dragonne



FIN 1
(30.1.99)


on écoute leurs histoires
on attend
la fin de l'égouttoir
de mémoire et de corps qui ne cesse
d'en finir de finir

on écoute le temps lent
couler dans leurs paroles
le moindre devient montagne
on entend doucement s'ébouler
le tas de neige

quand de l'histoire traverse
leur histoire
c'est comme s'ils avaient peur

on écoute on attend on passe
dans ce jour le jour ralenti des gestes
on comprend la lourdeur d'un manteau
ou le besoin d'un châle

tout est si rabougri
dans cette vie grignotée comme si
cela devait durer toujours
alors que les morts dansent
de plus en plus vite
autour

(…/…)

Antoine Emaz - extrait de "RAS" - Éd. Tarabuste



La vérité a très peu d'amis et ce peu d'amis qu'elle a court au suicide.

(…/…)

Si tu ne lèves pas les yeux, tu vas croire que tu es le point le plus haut.

(…/…)

Ce que nous payons de notre vie n'est jamais cher.

(…/…)

Celui qui ne remplit pas son monde de chimères, reste seul.

(…/…)

Non je n'entre pas. Car si j'entre il n'y a personne.

(…/…)

Seuls quelques-uns ne parviennent à rien, car la route est longue

Antonio Porchia - extrait de "Voix" - Traduction de Roger Caillois - Éd. Sables



Zouve est mort, vous ne le trouverez plus. Zouve est mort mais pas moi, je vous raconte Zouve avec du passé, vous voulez des photos, des albums, la bande-son, des mouvements de dos, de face, avec le paysage, je vous raconte Zouve pour me débarasser, que ça cesse d'être avec lui dans la mort, gratte, enlève les petits éclats et j'arrive, je prends la douche longtemps, je vide le ballon d'eau chaude, suis bien chaude, la fumée autour pendant des secondes.

(…/…)

Comment rester vivante en dehors de ce qu'il était au présent, c'est la première question que je pose à Zouve maintenant que j'ai perdu beaucoup d'eau et longtemps, tout ce temps en arrière-plan.

(…/…)

Zouve était un homme. Zouve était un homme dans lequel beaucoup d'hommes, Zouve était un hommes, Zouve ne ressemble à aucun homme lui seul, Zouve n'est jamais quelqu'un mais tous les autres, d'un et de quelques-uns et autrement, mieux que des marionnettes, Zouve n'est jamais plus pour autant ou bien momentanément il aurait pris du poids, Zouve a des racines enracinées tout en haut, aussi des branches qui laissent rouler les fruits jusqu'en Afrique, jusqu'en Afghanistan, Zouve n'a pas un sexe mais bien dix que chaque main pour s'y tenir multiplie si bien qu'en fin de liste, je ne sais plus combien de bras me fabriquer, combien de bouches dessiner, Zouve n'a pas que des sexes, il est un ange.

Isabelle Pinçon - extrait de "Zouve" - Éd. Le bruit des autres



24.
Pas à décider. N'a rien dit.
Rien demandé.
Ne peut dire.
Ne peut demander.
La pensée emmurée
dans le corps qui dure.
Sans un mot.

(…/…)

34.
Un poème. Non.
L'imitation du marbre.
Des mots aggravés.
Dans le marbre.
Pour s'effacer.
Pour laisser place
à qui s'efface.

(…/…)

35.
Lever la main
peut prendre tout un jour
peut occuper des heures.
Le geste n'obéit qu'à
l'obscure nécessité.

Michaël Glück - extraits de "Cette chose-là, ma mère…" - Éd. Jacques Brémond



… Et je suis l'un des rois de la fin. Je saute de ma

Jument dans le dernier hiver. Je suis le dernier soupir de l'Arabe

Je n'ai pas vue sur le myrte au-dessus des toits, et je ne

Regarde pas autour de moi de peur que ne me voie quelqu'un qui me connaît

Qui sait que j'ai frappé le marbre des mots pour que ma femme traverse

Nu-pieds les flaques de lumière. Je n'ai pas vue sur la nuit de peur

D'y apercevoir une lune qui enflammait tous les secrets de Grenade

Corps après corps. Je n'ai pas vue sur l'ombre, pour ne pas voir

Quelqu'un portant mon nom et courant derrière moi :

Délivre-moi de ton nom

Et remets-moi l'argent du peuplier. Je ne me retourne pas, je crains

De me souvenir que je suis passé sur terre. Pas de terre

Dans cette terre, depuis que le temps s'est brisé autour de moi, débris et débris

Je n'étais pas amoureux pour croire les eaux miroirs

Comme je l'ai dit aux vieux amis. Et point d'amour qui intercède pour moi

Depuis que j'ai accepté le Pacte de paix je n'ai plus de présent

Pour passer demain près de ma veille. La Castille brandira

Sa couronne sur le minaret de Dieu. J'entends le cliquetis des clefs dans

La porte de notre Âge d'or. Adieu notre histoire. Serais-je celui

Qui refermera la dernière porte du ciel ? Je suis le dernier soupir de l'Arabe.

Mahmoud Darwich - Extrait de "La terre nous est étroite" (traduciton Elias Sanbar) - Éd. Poésie Gallimard



Combien de temps encore
vais-je tout avaler
et faire comme si
de rien n'était ?

Combien de temps encore
vais-je être à l'écoute de tous
et moi
d'un air aimable m'oublier ?

Combien de temps encore
faudra-t-il qu'ils me battent
pour que ce ridicule sourire
s'efface de mon visage ?

Combien de temps encore
faudra-t-il qu'ils me crachent au visage
pour que je montre
le vrai ?

Combien de temps
un homme
peut-il ne pas s'aimer lui-même ?

Il est si difficile
de dire la vérité
quand on a appris
à survivre
grâce à l'amabilité.

(…/…)

Tu es entrée
tu as posé ton sac
et je t'ai demandé
combien de temps tu voulais rester.

Tant de malheur en une seule phrase.

Peter Turrini - extraits de "Quelques pas en arrière" - (traduction Henri Christophe) - Éd. Le bel aujourd'hui



Dans la voix    les choses    s'entassent
occupent le dedans

et tout en hauteur    les battants de portes
avec le vent entrant

Au moindre déplacement    le froid
passe    frotte    jusqu'à écorcher la peau

parler    pas trop    l'humide
la pierre    effleurent presque les temps



La pulsation du sang qu'on entend
est une langue    seconde

Parler    pas trop    comme un caillou

(…/…)

Manger la neige du corps
le froid des épaules

Manger la suie    coucher la sueur
les yeux    se noyant

La peur    est noire sous les dents
Mordre la langue

de crainte qu'elle ne pousse
vers l'autre    une pointe d'horreur

Erwann Rougé - extraits de "Paul les oiseaux" - Éd. l'idée bleue



D'un seul coup un homme siffle un air doux jusqu'aux plus hautes branches
Il n'a pas d'oiseau sur l'épaule ni de poste de radio tout juste à peine une brise
Une mélodie dans le boucan mêlé de trente-six balcons et fenêtres sans oublier du ciel
Haillon vertigineux son refrain monte encore
Et il se tient droit comme s'il allait pleuvoir ou offrir ce bouquet ed jeunes chats

(…/…)

C'est drôle étrange même je n'ai pas dix ans
Je n'ai pas cent ans
Beau souvent la musique combien j'ai mille printemps
À zéro l'hiver monte en neige
Bonne marche des saison soleil un autre disque
J'écoute la chanteuse qui a comme initales deux ailes et un chat dans la gorge et une joie d'envergure
Plus qu'hier je suis j'ai plus qu'été

Valérie Rouzeau - extraits de "Kékszakállú" - Éd. Les Faunes



Je t'appelle. Du ventre de la baleine je t'appelle.
Tel Jonas, quelqu'un m'a jetée par-dessus les barques pour qu'un orage s'amenuise. Je descends maintenant à la rencontre des chasseurs.
Remuée au centre de l'animal, respirant à grand'peine, aveugle et clandestine, peux-tu un instant m'imaginer ainsi engloutie ?
Moi qui toujours m'incline devant ce qui nous dévore ?

Pourrais-tu retenir ta respiration avançant les mains vers cet inconnu qui m'a aspirée ?

J'ai rejoint l'obscurité tiède et animale. Quelque chose a eu lieu d'énorme et de très simple.
Au fond de la baleine j'allume des bougies aussi fines et vacillantes que l'espoir.
J'entoure de mes mains la flamme miraculeusement claire.

Je t'appelle. J'ai basculé dans de terribles choses.
Mon amour du bord de l'eau, sauras-tu retrouver mes invisibles lampes ?
Sauras-tu empêcher cet amer travail de la rouille qui déjà m'entame les talons ?

S'il te plaît, viens avant que les chasseurs tristes, moi aussi ne me harponnent.

Marie Huot - extrait de "Chants de l'éolienne" Éd. Le Temps Qu'il Fait



présences
l'approche des portes
paroles d'usage

quand la pierre et le jour
Se ressemblent enfin

Roland Tixier - extrait de "pour ainsi dire" Ed. La cavelittéraire - 1990

Il neige

sur la terrasse déserte
l'histoire du monde
entre deux pinces à linge

Roland Tixier - extrait de "lettre sur la colline" - Éd. Verso - 1990



SIMPLE

Un caillou bois, un morceau de ficelle... Il écrit tout ça sur une feuille de papier qu'il faut bien dire d'une blancheur impressionnante. Il ajoute un chien mouillé aussi ; un verre vide, une calebasse emplie de citrons posée sur un coin de la table de marbre... Moins blanche la page maintenant. Déjà noircie au tiers (l'écriture est généreuse) par ces mots si simples.

Alors levant les yeux vers les yeux de celui qui lisait, intrigué, par-dessus son épaule, il dit humblement" : Ça n'est que ça, la poésie". Et l'autre, surpris, lui parle alors d'où il vient : un pays de cailloux. Lui parle de bouts de bois et de morceaux de ficelle avec lesquels il fabriquait, jadis, les jouets de son enfance...

Les verres ne restent pas longtemps vides quand on cause ainsi des choses de tous les jours. Tout le monde a aimé un chien mouillé, une fois au moins dans sa vie. Mais certains, par pudeur, n'en disent rien. C'est pour ceux-là - qu'ils osent enfin parler ! - que le poète écrit parfois un petit poème. Très simplement.

- "Patron ! remettez-nous ça !"

Pierre Autin-Grenier - extrait de "Jours anciens" - L'Arbre éditeur





(…/…)

3

l'image et le mot sont-ils liés ou bien
l'un toujours après l'autre pour que le voir
ou le dire l'emporte chacun son tour
ce que les yeux ont vu là-bas être vu
ne lui suffit pas cela s'érige et rôde
et rue contre le mouvement du poème
mais qu'est-ce qu'un élan minéral et blanc
un silence vertical un songe de pierre

4

l'arracher de mes yeux en faire autre chose
me disais-je en montant l'escalier de marbre
qui donne sur le vide ensuite je marche
sur la crête d'un mur puis sur de vieilles planches
rongées par la pluie le soleil cette fois
je sais où il se trouve et il est bien là
mais tout gris dans la buée bleue le bois craque
sous mon poids ou le torrent de lumière

5

assis dans la fraîcheur en ruines je vois
la plume de Jean prendre l'air comme fait
la langue pas la mienne qui tourne en vain
un bout de souffle et n'en tire pas de forme
un bour de plâtre tombe de la coupole
et crée de la poussière avec ce qui fut
une feuille à ma main semblable et pourquoi
suis-je troublé par l'intacte l'implacable
jeunesse des quatre colonnes de marbre
leur peau si transparente dans le soleil
leur galbe insolent de sirènes de pierre

6

très ordinaire un pic ce matin flanqué
d'une double pente qui sert d'horizon
un saint décoloré dans sa niche et moi
regardons le ciel un peu de vent souligne
le silence à gauche un bâtiment ruiné
le feu a cuit les pierres tordu le fer
la cendre qu'on voit serait celle des livres

7

les mots se passeraient bien des choses comme
les doigts des morts n'ont pas besion d'être utiles
le tonnerre au loin remue un tas de caisses
vides les quatre ifs de la fontaine indiquent
la direction de l'immobile la terre
tourne sans faire crier l'air juste un rond
remous bleu dans l'épaisseur d'on ne sait quoi

(…/…)

Bernard Noël - extrait de "le reste du voyage" (éd. du Seuil) - poème "Le Passant de l'Athos"





1 H.

Elles ne se sont pas jetées devant les trains.
Elles nous ont laissés partir.
Elles avaient des fleurs, des baisers, des larmes -
elles sont de plus en plus petites devenues
comme si nous étions immobiles
et elles parties.

Nous nous demandons pourquoi nous sommes encore là,
parmi les vivants. Nos morts restent avec nous.
Ils nous regardent d'un regard brûlant.

Nous savons ce qu'est une colline, et y monter.
Un trou.
Nous savons ce qu'est une haie, une haine.
Une route, toute route.
Nous savons aller d'un point à un autre. Être immobiles, attendre.
Être assourdis. Être ensevelis.

Deux patrouilles se croisent sans se battre.

Un jour nous fûmes morts et vivants assez
pour dire Cesse,
pour dire Non, on ne marche pas.
Une journée de silence, de non-marche, de fumée.
Ils attendaient que cela nous passe.
Peur peut-être.
Mais nous ne voulions tuer personne.

Éteints. Camarade dont la tête est partie rouler à
dix mètres. Nous nous sommes retirés,
retraités en nous-mêmes.
Nous ne sommes plus sortis de nous-mêmes jamais.
Le fou furieux qui s'y croyait
on l'a calmé
d'un coup.

(…/…)

extrait de "Un hymne à la paix - 16 fois" de Laurent Grisel (inédit)

On peut, il faut, en lire plus sur le site de Laurent Grisel
Imagine 3 tigresou sur remue.net






Le souvenir des femmes solitaires

Les femmes solitaires
Celles-là qui ne donnent pas de rendez-vous
Et n'en acceptent pas
Ont allumé un feu sur la colline
Car nombreux sont les égarés
Et intense est le silence de l'air

Les femmes solitaires
Marchent dans l'ombre
Une rangée de cyprès traverse la colline
Comme le soupir de la flûte
Ou le sifflement…

Le seul sifflement perceptible ici…
Le soir…

Les femmes solitaires
Celles-là qu'on n'aime pas
Et auxquelles on ne donne pas de rendez-vous
Ont envoyé quelqu'un expliquer cela aux passants

Sans ambages…

Prophétie

Depuis qu'il l'a portée il ment
La montagne n'est plus équitable comme dans le conte
Et le sommeil ne suffit plus pour le rêve
Où les morts se promènent comme des statues inachevées.

Nulle place ici pour des poignées de main
Les passants saluent leurs ombres
Et les invités à festoyer chez eux.

Il n'a pas encore appris l'intellignece de la femme.

Depuis qu'il l'a portée sur ses épaules
Comme une mauvaise nouvelle
Il trébuche dans ses rêves
Comme un aveugle !

Extraits de "Comme un rêve à midi" de Ghassan Zaqtan - traduit de l'arabe (Palestine) par Antoine Jockey - Éditions Al Manar - Voix Vives





Bleu !

Je ne savais pas que je raterais ma vie si vite, que c'était aussi urgent, qu'on pouvait mettre autant d'énergie à tomber. Si j'avais voulu échouer, j'auraispas fait mieux, pas autrement, j'aurais même pas été plus précise, plus rapide.

À croire que…

ROUGE


ROUGE,
Moins les coquelicots, les cerises, le goût, l'eau à la bouche. Sans la Ferrari, le reflet platine, le N° de série, la Dolce Vita, l'itinéraire de collection. Sans les rideaux et le tapis. Rouge indéroutable, hors festival.

ROUGE,
Moins l'intention, la doctrine, le drapeau, la stratégie, les honneurs, la carrière politique. Sans le sexe appeal, le marketing, la "une" des journaux, le soleil des boîtes de nuit. Sans le billet de cinéma. Rouge imbaisable, hors désir.

ÉGAL,
Un grand rouge, imbuvable, organique, importable sauf en croix. Un grand rouge prestigieux, à température humaine.

Rouge pour tout le monde.

Extraits de "BLEU ciel non compris" de Lili Frikh - ILV Éditions







Chris
+
Judy

Sur ce mur
Plus de noms
Que sur celui
Des vétérans du Vietnam

Tu vois
Où nous mène la fameux
Faites l'amour
Pas la guerre


Mauro
+
Xenia

Un vieux mendiant à Rome
Auquel nous n'avions rien donné
Nous a tout de même remerciés

Les autres
Disait-il
Ne le regardent même pas.

Nous lui avons dit
Que nous n'avions plus de monnaie
Que nous avions tout jeté
Dans la fontaine de Trevi.

Il nous a demandé
Quel voeu nous avions fait

Aucun
Lui as-tu répondu

Aucun non plus
Ai-je répondu

Même si nous aurions pu dire
Que c'était un secret
Qui ne se dévoile pas

Aucun
Souriait le vieil homme
Tout comme les autres
Aucun

Les voeux
De toutes ces personnes
Disait-il
Sont déjà exaucés

Tandis qu'ils jettent l'argent
Dans la fontaine
Ils souhaitent avoir
De l'argentà jeter.


Winston
loves
H

Elle a dit
Tu bois trop
Elle a dit
Tu fumes trop
Je voulais lui dire
Je te désire trop
MaIs cela ne se dit pas


Extraits de "Les amants de Vérone" de Predrag Lucic- Éditions Al Manar






Discret


Rien de plus discret que les coups infligés à d'autres ;
rien ne menace moins la paix d'une âme repue.
La défaite dans leurs yeux est muette,
leurs bras pendent immobiles.

Quel agréable silence

excepté un son grêle et perçant qui dérange surtout
             le matin,
mais se laisse facilement étouffer
par le bruissement apaisant des pages de journaux.

Avant d'être enterrés dans les ruines,
ils disparaissent dans le supplément spectacles
la tasse de café pleine à demie,
la porte qui claque

dans notre foyer
inébranlable.


*


Croire que nous deviendrons amour
c'est croire qu'un mouchoir se transforme en lapin.
Ainsi, je croirai en ton corps.
Pourquoi ta peau est-elle si douce, mon amour ?

Pourquoi tes cheveux sont-ils si longs et lointains ?
Plus forte que ma faim de toi est ma passion
d'être toi : trancher le monde
d'une lame de beauté.

Tous les intruments d'orientation entre nous
- le téléphone, l'ordinateur et la voiture - s'effondrent,
l'un après l'autre. Les lampes éclatent.
Ce n'est pas l'obscurité que nous convoitions.

Trois jours ont passé
et ton visage est déjà fictif,
il s'efface comme l'encre
sur une vieille lettre de non-amour

Extraits de "Soirée ordinaire" de Tal Nitzan - Éditions Al Manar







TSF

j'ai pas faim
pas faim
je veux pas manger
les mots
ça m'entre dans les oreilles
dans le ventre
ça prend toute la place
ça cogne
je peux plus manger

ils veulent pas éteindre le poste
ils disent
tais-toi
mange tes petits pois
le poste
je sais pas ce que ça dit
ça dit
les informations
je sais pas
mais ça prend toute la place
la place du manger
les mots
c'est rond
ça saute comme les petits pois
ça m'entre dans les oreilles
dans la tête
dans le ventre
ils disent arrête de faire la sotte
mange ton jambon
mais dans le poste y a trop de mots

ça dit quoi
ça dits é-vè-ne-ments
là bas
ici
j'ai pas compris
ça dit morts ?
ils veulent pas éteindre le poste
ils disent
chut
tais-toi
on écoute
moi je veux pas entendre
je regarde les petits pois mais j'entends quand même

le poste
il est sur la table
à table
il pourrait être dans le plat
aussi
dans l'assiette
découpé en tranches
avec les petits pois
pour eux
y a que le poste
ce que dit le poste
énèvements é-vè-ne-ments
je comprends pas
blessés
disparus
ça dit
nattentat
ça dit
sang
c'est quoi
nattentat
ils se fâchent
ça suffit maintenant
mange
quoi
les petits pois

je veux pas manger des nattentats
j'ai pas faim
c'est tout serré à l'intérieur
y a plus de place pour la viande
pour les petits pois
ils veulent pas éteindre le poste
la voix
on sait pas ce qu'elle va dire
encore
on attend
et ça dit toujours pareil
morts
évènements
soldats
et quoi
ça sort du poste

je me bouche les oreilles
et je peux pas tenir ma fourchette
et me boucher les oreilles en même temps

je serre fort mes mains sur mes oreilles
je serre fort mes mains
mais je vois leurs yeux
je vois qu'ils me regardent
ils regardent mon assiette
ils regardent mes mains
ils disent
plus rien
juste ils me regardent avec leurs yeux
alors je retire mes mains
la voix est toujours là
mais je vois leurs yeux
je retire mes mains
je mange mes petits pois

avec la voix
je mange
petit pois par petit pois
un à la fois
le jambon aussi
avec leurs yeux qui regardent
je mange

Brigitte Baumié - extrait de "J'ai tué ça existe pas (éd. Color Gang)







Il paraît que, lorsqu'il est mort, certaines parties de mon corps sont devenues toutes blanches. Il paraît que, lorsqu'il est mort, J'ai demandé à ma tante si ellepensait que le sien et le mien étaient assis ensemble sur un nuage. Il paraît que, lorsqu'il est mort, tout le monde a beaucoup pleuré. Il paraît que, lorsqu'il est mort,une lettre a été retrouvée. Il paraît que, lorsqu'il est mort, cett elettre a été jetée. Il paraît que, lorsqu'il est mort, il dormait. Il paraît que, lorsqu'il est mort, il revenait à peine d'Espagne et toutes ses malles étaient encore sur un bateau. Il paraît que, lorsqu'il est mort,on n'a jamais pu récupérer les malles. Il paraît que, lorsqu'il est mort,il est allé au cimetière puis dans un jardin. Il paraît que, lorsqu'il est mort,, il est devenu un citronnier.

Je ne me souviens de rien.
Rien.

Il y a un avant, noir, vide, silencieux.
Après il y a une tante qui me donne de la purée en imitant l'avion avec sa cuillère à soupe.
À partir de l'avion, à partir de la purée, tout est net. Chaque souvenri est limpide, pu. Les odeurs des placards, des gens, de la nourriture. Les bruits, les chansons, les comptines, les voix et les rires, tout est là. Les couleurs, les imprimés, les fleurs, les pièces de la maison, les jouets, le jardin d'enfants, tout .
Mais avant ça, rien.

Tout noir.

Samantha Barendson - extrait de "Le Citronnier", éd. le Pédalo Ivre.