Amphigouri et salmigondis vont en bateau…

 

La dernière livraison de la « lettre de la Chartreuse » nous offre un texte de Franck Bauchard, auteur du « nouveau projet » et directeur adjoint du Centre National des Écritures du Spectacle. (ce texte est consultable sur le site de la Chartreuse, http://www.chartreuse.org à la page newsletter - abonnement - télécharger la lettre n° 65)

Cet étonnant « programme » mélange à loisir la confusion, les erreurs factuelles, la pensée technocratique avec une conception totalement superficielle de l’art et de la modernité.  On en reste abasourdi.

Passons sur le jargon technocratique (ce programme est, nous annonce-t-on : « Élaboré à partir des réflexions croisées d’une expérience institutionnelle de conception et d’évaluation de la politique théâtrale à la DMDTS ») et le coup de brosse à reluire pour le Ministère, exercice semble-t-il obligé des responsables d’institutions…

Premier exemple : « Nous vivons en effet une véritable révolution de l’écriture provoquée par les multiples formes de dissociation de l’écrit et de l’imprimé. Notre rapport à l’écrit ne passe plus simplement par le livre ou le journal mais se développe désormais sur des supports et des dispositifs multiples, de l’ordinateur à la télévision, du téléphone portable aux enseignes lumineuses… »

L’assimilation du support et du contenu, l’alignement de tous par le bas, l’illusion que la nouveauté des contenus et des formes ne viendra que des supports nouveaux apportés par les technologies à la mode, tout est dit dès le départ.

On notera que dans ce texte, pas plus qu’on ne parle d’auteur, on y reviendra, on ne mentionne jamais la lecture. Il s’agit d’un « rapport à l’écrit » dont toutes les formes se valent, et doivent être confondues dans cette catégorie plus que floue.

On concède bien une « hiérarchisation autour de l’imprimé » mais c’est pour mieux indiquer que « Cette mutation favorise des processus de composition nouveaux et des formes de narration hypertextuelles, aléatoires et arborescentes ».

Toute cette opération n’a pour but que d’aboutir à faire de celui qu’on n’ose plus nommer le lecteur le « co-créateur » de l’œuvre, citant Joyce qui disait « mes consommateurs sont mes producteurs ».

Le loup sort du bois. L’auteur, inexistant dans ce texte, disparaît peu à peu du processus de création. L’ordinateur permet au lecteur de naviguer à son gré dans l’œuvre, de la reconstruire, de la « mixer » à d’autres, on connaissait « le livre dont vous êtes le héros », le voici généralisé. Sous le prétexte de le « dégager de son attitude de consommateur » voici qu’on lui évite toute confrontation avec l’œuvre, en lui présentant un filtre technologique qui le met sur un pied d’égalité apparente avec l’auteur. Il n’est plus « consommateur » de l’œuvre telle que l’auteur l’a élaboré, mais il n’en est plus non plus le partenaire, le destinataire unique, il devient du même coup hyper-consommateur de gadgets techniques, adepte obligé du zapping textuel, pictural et sonore, courant en zigzag dans un gigantesque clip qui totaliserait toute la littérature en séquences de plus en plus courtes, devant une machinerie qui lui vole le temps de l‘émotion, de la réflexion, qui lui vole son temps propre.

Entendons-nous, les nouvelles technologies, les nouveaux supports, n’interdisent à aucun auteur de faire de la bonne littérature. Elles ne le lui permettront pas par magie non plus. Le spectacle vivant nous a montré ces dernières années, des créations qu’on peut qualifier de « multimédia », intégrant l’ordinateur, la musique, le temps réel, qui valaient certes le voyage. Mais à la base, il y  avait un texte, écrit par un auteur. La technologie n’a pas permis l’écriture, elle en a grandi l’interprétation.

Encore un mot absent de ce programme, la littérature, comme d’ailleurs le mot création.

Il y là, à mon sens, une grave méconnaissance du processus d’entrée en relation avec la littérature. Roman ou poème, le lecteur d’imprimé, puisqu’il faut le préciser, reconstruit depuis toujours son œuvre, met en œuvre sa propre lecture, son propre rêve, mais dans un dialogue vrai avec l’auteur, sans gommer les aspérités, sans escamoter les aspérités et les difficultés qui sont une part essentielle de cette reconstruction par le lecteur et qui permettent le processus d’appropriation de l‘œuvre.

La mode technologique dans ce qu’elle a de plus commercial, la vulgate du « tous artistes », l’injonction du « pluridisciplinaire » qu’aiment tant nos institutions culturelles, se rencontrent ici dans un ragoût trouble de « concepts » branchés qui renforcent le lourde tendance de l’art sans artistes, vieux rêve libéral.

D’autres erreurs montrent d’ailleurs la méconnaissance de l’historie récente des arts, et de celle de l’informatique. Contrairement à ce qu’écrit Franck Bauchard, l’écriture n’est pas le premier art  à avoir été numérisé. Il s’agit de la musique, bien entendu, aux États-Unis, notamment avec Max Matthews et le français Jean-Claude Risset, entre autres, dès les années 50.

Il écrit également que « Conformément à l’ambition de ses pionniers, l’ordinateur a transformé notre rapport au texte et plus largement au savoir et à la pensée bien avant de faire évoluer notre rapport à l’image et au son ». L’ambition des pionniers de l’informatique était surtout de fournir une puissance de calcul sans cesse plus grande et plus rapide. Ce sont des artistes qui se sont emparés de la technologie pour la mettre au service de leur art, comme dans toute l’histoire de l’art.

On rencontre ici un phénomène bien connu : la technologie peut créer l’illusion de la création, avec des outils prédigérés, formatés, mais ne remplace pas la pensée artistique. Les logiciels de musique aujourd’hui, par exemple, permettent à tout un chacun d’agencer des sons, le plus souvent des sons « d’usine », mais ne donnent pas d’idée musicale à qui n’en a pas au départ.

D’ailleurs la rencontre des arts est ici pensée de manière bien rudimentaire. Par exemple on y prône : « Les jeux d’articulation entre le texte et l’image à travers les procédés d’ornementation et d’illustration », renommés « écriture hypermedia ».

« Avec le développement des capacités de l’ordinateur à traiter l’image et le son, l’écriture relève de plus en plus de l’agencement, de la constitution d’une trame qui peut intégrer des médias différents. L’écriture hypermédia constitue néanmoins une reconquête du texte sur l’image (sic !) dans la mesure où celle-ci devient partie d’un réseau commun de sens. »

Passons encore sur l’écriture qui relèverait de « l’agencement », c’est seulement une bien curieuse et surtout bien réductrice conception.

Arrêtons-nous un instant sur la « reconquête du texte sur l’image ». Les auteurs, les poètes, qui depuis longtemps travaillent avec des plasticiens, élaborent en commun des œuvres croisées, vivraient une conquête, une captation du texte par l’image ? Et l’ordinateur permettrait de (re)gagner cette bataille ? On croit rêver devant une telle méconnaissance de nombreuses pratiques contemporaines, et une telle prétention à faire de la technologie le deus ex machina, la Muse qui inspirera forcément les créateurs…

Cette « opposition de texte et de l’image » que le projet prétend « mettre à distance » est un mythe.

De même que le « clivage de l’expérimentation et du public » est une vieille lune qui ignore 40 ans d’action artistique et culturelle de terrain.

Quant à la considération selon laquelle « À distance de l’opposition du nouveau et de l’ancien, (il faut) faire du monument le traducteur du nouveau et montrer comment les nouveaux processus compositionnels réactivent – parfois inconsciemment - des traditions plus anciennes. » ce n’est qu’une banalité dont tous les créateurs sont bien conscients, pour ne citer que Varèse qui disait, il y a 70 ans déjà, que « chaque anneau de la tradition a été forgé par un révolutionnaire ». L’opposition du nouveau et de l’ancien n’intéresse que ceux qui vomissent le nouveau.

On assiste bien au processus de dilution de l’artiste dans la technologie, au règne sans partage de la loi de Baumol, qui veut que le spectacle vivant soit toujours à la pointe de la technique, et donc coûte de plus en plus cher, ce qui permet d’en restreindre l’accès. On assiste aussi à la mise à l’écart des auteurs dramatiques, de la question de l’édition, de la diffusion, et des énormes difficultés des compagnies qui font vivre au quotidien la création théâtrale.

En définitive, on se demande de quel « spectacle » il va s’agir, puisque nous sommes au « Centre National des Écritures du Spectacle » ?

Le spectacle vivant ? Mais enfin, il y a beau temps que l’ordinateur, la vidéo, l’interactivité entre la technologie et les acteurs, les musiciens, les danseurs, sont présents sur les scènes des théâtres. Ils sont là lorsque les créateurs en ressentent la nécessité. Il y a beau temps que les performances incluant le public sont présentes dans les événements d’art contemporain.

Imagine-t-on alors, pour aller plus loin, pour faire du spectateur le « co-créateur » que chacun dans la salle ait une zapette pour influencer le comportement des acteurs du spectacle ? Imagine-ton un jeu vidéo sur scène ?

Mais il y a déjà, à Angoulême, une école qui travaille sur le jeu vidéo comme forme d’art.

S’agirait-il, mais je suis sûrement mauvaise langue, de produire des spectacles qui ne seraient visibles que sur ordinateur ? Ce serait sans doute la meilleure façon de vider les théâtres…

Ce projet s’inscrit visiblement dans la tendance lourde et très actuelle qui nous fait passer d’un art de l’offre à un art de la demande. Vous voulez créer, alors, inscrivez-vous dans notre modernité,  « hypertextuelle, aléatoire et arborescente… »

Nous resterons quelques-uns à penser que le « geste poétique » consiste à écrire.

On comprend bien enfin qu’il ait fallu éjecter avec nulle suavité la précédente directrice du Centre National des Arts du Spectacle, Françoise Villaume, connue pour l’exigence et la rigueur de son travail, pour aboutir à ce galimatias.

 

Michel Thion

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