Directeur de théâtre, mission : impossible

 

Si vous acceptez cette mission, vous vous autodétruirez dans les trois ans

Voici en quoi consistera votre mission :

Réaliser un projet artistique pointu, mais qui « fasse plaisir à tout le monde », original, mais qui réponde aux « orientations » annuelles du Ministère, qui ait une « rentabilité sociale » mais qui vende des billets, qui ait un retentissement à l’international, mais qui emploie des « artistes locaux », tout en étant un chef d’entreprise impitoyable et un gestionnaire irréprochable.

Recevoir 10 000 propositions de spectacles par an pour en choisir entre 20 et 30.

Passer 100 jours par an en dehors de votre théâtre pour : voir des spectacles, participer à des réunions institutionnelles, participer à des réunions de diffuseurs, rencontrer des artistes, des politiques, chercher des coproductions, etc mais faire des économies sur vos frais de mission, il ne faut pas exagérer.

Voir 150 à 180 spectacles par an en dehors de votre théâtre.

Dans le même temps, votre personnel vous fera aigrement remarquer que « vous n’êtes jamais là ».

Suivre « l’actualité » artistique et avoir une opinion sur tout, mais ce ne sera pas forcément la vôtre. Pour les artistes à la mode, en dire du bien la première année, ensuite préciser qu’ils « ne se renouvellent pas ».

Rédiger 1000 pages de dossiers par an pour obtenir et justifier vos subventions. Sachez pourtant que seules 4 lignes seront lues dans chaque dossier : le déficit éventuel, la somme demandée, le nombre de spectateurs, les ressources « propres », autrement dit vos ressources commerciales, billetterie, sponsors, etc Mais si vous ne fournissez pas les 1000 pages, les 4 lignes ne seront pas lues.

Être présent pour 70 à 90 représentations dans votre théâtre.

Vous travaillerez en moyenne 70 à 80 heures par semaine et vous n’aurez droit, dans le meilleur des cas qu’à 80 à 90 jours de repos par an, week-ends, jours fériés et congés payés compris.

Vous vous entendrez dire par les syndicats du personnel que « vous faites des économies sur les salaires pour payer des artistes ».

Vous vous entendrez dire par les organisations d’artistes que « vous faites des économies sur l’artistique pour payer des administratifs » et que «  yaka virer des administratifs pour mettre plus d’argent sur l’artistique ».

Vous ne payerez pas les répétitions des spectacles, vous n’en aurez pas les moyens, mais vous défendrez les intermittents avec détermination.

Vous jonglerez avec talent avec la RTT, les réductions de subvention accompagnant les augmentations de dépenses obligatoires, les oscillations frénétiques des politiques culturelles, en gardant le sourire, « the show must go on ».

Vous serez chargé de veiller à tout, depuis la propreté des toilettes, jusqu’à l’accueil des « personnalités ».

Vous répondrez à la demande du Maire qui exigera des spectacles populaires, qui remplissent la salle de ses électeurs.

Vous répondrez à la demande de la DRAC qui vous dira que vous ne prenez pas assez de risques artistiques.

Vous réaliserez une « communication » bien léchée, qui ne fasse pas de vagues, qui veille au « retour d’image » de vos subventionneurs, en utilisant les ressources les plus éculées de la publicité des supermarchés, mais sans en avoir les moyens, et tout en défendant, naturellement, votre éthique artistique.

Vous aurez suivi un stage de « marketing culturel » où vous aurez appris que « l’intelligence du public n’est pas une donnée fiable ».

Pour chaque subvention accordée, vous recevrez une lettre de 10 lignes et une charte graphique de 40 pages. Vous prendrez soin de remercier servilement pour l’une et de respecter soigneusement l’autre.

Vous serez à l’affût de toutes les célébrations officielles, les « années » et autres anniversaires, pour montrer que vous suivez en classe.

Vous accepterez de bonne grâce de vous entendre expliquer comment diriger votre théâtre par des gens qui n’y mettent pas les pieds ou qui n’y ont jamais travaillé.

Vous prendrez soin de vous montrer dans un grand nombre de circonstances mondaines, vœux du Maire, pot de départ du DRAC, réceptions en ville, comités d’experts et autres raouts mondains, etc

Vous garderez pour vous les réflexions que vous inspire votre situation et celle de votre métier, vous vous garderez bien de signer des pétitions, sinon, vous serez qualifié de « forte tête » et votre contrat s’autodétruira prématurément.

Vous adhérerez au SYNDEAC qui est un syndicat bien poli et propre sur lui.

Vous trouverez le temps de réfléchir à ce que vous faites, et aussi le temps de vivre un peu, sachez qu’il n’est pas question de tomber malade.

Vous êtes de toute façon révocable à merci, mais si vous ne remplissez pas l’une de ces conditions, vous serez viré comme un malpropre.

Ne comptez pas sur la solidarité de vos collègues, ils ont besoin de manger, eux aussi.

Bonne chance dans votre belle mission de défense du service public de la Kulture.

 

Michel Thion

 

P.S. Il ne s’agit pas d’une fiction, mais d’un bilan exact, au mot près, et vérifiable, de mes dix dernières années d’exercice de ce beau métier

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