Les
publicitaires de l'art
La Ville de Lyon recrute en 2004, dans une annonce du journal "Le
Monde", un "responsable du marketing" de sa Bibliothèque
publique., au profil "Bac+5, école de commerce". Il sera notamment
chargé de : "identifier les publics et les prescripteurs, valoriser
l'action de la bibliothèque et élaborer une stratégie orientée services".
Après le débat du 20
septembre à La Villette sur la marchandisation de la Culture, cette formulation
a de quoi laisser songeur.
Rappelons que la municipalité de Lyon est dirigée par une équipe
d'union de la gauche, avec un Maire socialiste.
"L'art n'est pas une marchandise," disions-nous, et
les gens de gauche d'opiner du bonnet.
Cependant ils utilisent sans vergogne le vocabulaire le plus
éculé du commerce privé pour développer ce fleuron des politiques publiques
qu'est la lecture, justement, publique.
Les mots ont un sens.
Le marketing est une technique qui consiste à détecter les goûts
supposés du public pour l'inciter à consommer toujours plus de marchandises. Il
suppose et il appelle une masse amorphe de consommateurs décérébrés, auxquels
on fera avaler n'importe quel déchet industriel, du rasoir à 12 lames à la
débile lingette qui nettoie tout, même les consciences.
L'action artistique et culturelle s'adresse à des individus
sensibles et pensants, citoyens adultes ou en devenir, dans une relation
d'égalité et de confiance. Elle convoque et suscite la curiosité, le désir du
savoir, le goût de l'inconnu, le questionnement, l'inquiétude, et non
l'endormissement sur un tas d'ordures, objectif majeur des publicitaires.
Le marketing impose l'abrutissement, l'action artistique et
culturelle vit dans le respect.
La Ville de Lyon a récemment recruté à grands frais un
"directeur de l'événementiel" chargé de saupoudrer de paillettes, à
intervalles réguliers, les rues de la ville. Dans le même temps elle asphyxie
avec nulle suavité de petites compagnies qui font depuis longtemps un travail
en profondeur, dans une précarité totale, pour faire partager aux citoyens les
créateurs de l'art contemporain.
Abandon du travail de fond, qui ne rapporte pas d'image,
arrosage massif des institutions de prestige, budgets bien gras pour des
"événements" sans ancrage dans les pratiques et sans lendemain,
paillettes partout, pensée nulle part, telle est la politique culturelle d'une
grande ville de gauche.
Les bibliothécaires devront-ils faire des stages de
"merchandising" et de "packaging" ?
Les compagnies théâtrales devront-elles découper Bond, Visniec,
Bernard Noël, Carole Fréchette et les autres en confettis qu'ils jetteront aux
spectateurs et que les services du nettoiement pourront, le lendemain, balayer
à l'égout ?
Les élaborateurs des musiques nouvelles devront-ils, pour vivre,
aller jouer la lambada dans les rues pour ranimer la "fête des
lumières" ?
C'est pour demain, si le marketing l'exige.
Gouvernés par une envie dévorante de notoriété vide de sens,
aveugles et sourds aux causes profondes de l'échec du 21 avril, radicalement
coupés des sources de la vie artistique, la gauche se réfugie ici dans une
vision crétinisante de la "com".
À trop regarder la télévision, on pue des yeux.
La droite arrose d'argent les institutions patrimoniales de
prestige et laisse crever les artistes. La gauche n'a-t-elle que la promotion
des supermarchés d'une culture qu'elle imagine populaire à y opposer, ou bien
sommes-nous pris en tenaille entre deux sortes de mises à mort, deux techniques
de disparition programmée ? L'asphyxie par raréfaction de l'atmosphère ou
l'enfouissement sous les scories ?
Si nous n'avons le choix pour faire vivre l'art qu'entre Fauchon
et Carrefour, nous refusons de choisir entre ces deux morts.
L'art est une force de vie.
Nous descendrons dans la rue pour partager le festin de l'art
vivant avec nos frères contemporains, nous les questionnerons sur le monde et
nous les entendrons.
Nous nous mettrons avec eux à la table de la réflexion
jubilatoire, pendant que les politiques publiques de la culture se gaveront de
sondages, d'études de marché, de retours d'images, de logos et d'angoisses
électorales.
François Cavanna disait ; "la publicité vous prend pour des
cons, la publicité rend con".
Le marketing est l'âme vivante de la publicité. Pour les
artistes, il n'est qu'un étron sur lequel ils évitent de poser le pied.
Michel Thion