Parlez-vous le
sarkish ?
Le
sarko, que nous nommerons ici « sarkish », étant donné la fascination de ses locuteurs
pour la « civilisation » des USA[1],
est une langue dont les caractéristiques sont fascinantes, et, pour travailler
dans les métiers de l’art, il va falloir la parler couramment.
Quelques
éléments pour devenir un sarkoglotte émérite, un sarkophone au-dessus de tout
soupçon, en attendant qu’un vrai linguiste fasse une étude approfondie de cette
langue d’actualité :
Le
sarkish est une langue pseudo-agglutinante, ironimorphe, oxymoresque et
dessicante.
Pseuso-agglutinante,
en effet. Une langue agglutinante additionne des éléments invariables, des
concepts de base, pour décrire, pour circonscrire en quelque sorte le sens
qu’elle veut donner et pour lequel elle n’a pas de mot. L’abkhaze, le basque,
le japonais, en sont des exemples connus. Le sarkish, quant à lui, fonctionne
par accumulation et répétition de notions dénuées de sens, dont tout contenu
est absent, dont l’empilement provoque un phénomène hypnotique excluant le
raisonnement, un « bon sens » en quelque sorte qui donnera à une pure
émotion le statut d’idée raisonnée.
Ces
empilements émotionnels serviront à justifier n’importe quelle action :
« faire tomber les barrières », « responsabiliser », « rupture », « pensée
dominante » on retrouvera ces termes comme des exemples d’ironie sarkish,
« atteindre ses objectifs », « indicateurs de suivi »,
« réforme », « ensemble tout devient possible », etc…
Signalons le joli « la chronologie des médias doit poursuivre son
adaptation » ( ??)[2]
L’ironie[3]
est la base du sarkish, ou le serait du moins s’il y entrait la part d’humour
et de moquerie inhérente à la démarche ironique. Malheureusement elle en est à
peu près absente… D’où cette catégorie d’ironimorphe, en forme d’ironie, que
nous lui appliquons ici.
Ainsi
la célèbre « TVA sociale » qui augmentera les prix pour relancer la
consommation, la gratuité des musées qui devra se faire « sans perte de
recettes », les exemptions d’impôts pour les riches qui profiteront aux pauvres,
la lutte acharnée contre la délinquance qui passe par la dépénalisation des
délits financiers, etc… En sarkish, « responsabiliser » signifie
« faire payer », « rupture » implique la continuité et
l’aggravation d’un processus, « pensée dominante » désigne le pensée
des opposants au sarozysme triomphant.
On
le voit, l’ironie proprement dite est un peu loin, tant le sarkish est une
langue « sérieuse », qui se prend au sérieux.
Quand
vous vous lancerez dans des discours en sarkish, n’oubliez surtout pas ce
sérieux imperturbable avec lequel vous devrez affirmer les contre-vérités les
plus flagrantes. C’est une donnée de base.
Le
sarkish fonctionne également à l’oxymore[4].
Deux exemples tirés de la récente « lettre de mission » à Mme
Albanel, déjà citée montreront ce fonctionnement.
Dans
un sarkish impeccable, et pour cause, le Président de la République ordonne
sèchement à la Ministre de subventionner une « création qui réponde aux
attentes du public ». Or la création, expérimentale par nature, explorant
l’inconnu, si elle espère bien rencontrer un public, vise tout sauf à répondre
à ses attentes. Elle veut surprendre, bousculer, émerveiller, mais surtout pas
répondre à une demande préalable[5].
On serait alors dans le domaine, certes respectable, mais étranger à la
création, de l’artisanat reproductif.
La
mission consiste également à faire que les télévisions publiques diffusent une
« création populaire de qualité ». La notion de « qualité »
reste » encore à définir et ce flou en permet toutes les lectures, selon
l’auditoire.
La
caractéristique du sarkish est donc d’utiliser un oxymore en affirmant qu’en
réalité, il n’y a pas de contradiction dans les termes. Toujours dans cette
même lettre de mission, plusieurs pages sont consacrées aux restrictions
budgétaires annoncées, aux réductions d’effectif, mais il est précisé :
« Nous vous demandons de vous impliquer personnellement dans cet exercice qui
ne saurait remettre aucunement en cause (sic !) la mission que la présente
lettre vous confie »
Enfin,
le sarkish implique une dessiccation intensive des concepts. Passons sur
l’assimilation de la culture et de l’art, que le sarkish n’a pas inventé, mais
qu’il porte à un niveau jamais atteint. La fonction de la justice, qui, d’après
ce que nous en savions, était de faire régner un état de droit devient
« permettre aux victimes de faire leur deuil ».
Toujours
dans la remarquable « lettre de mission déjà citée, on trouve :
« Nous voulons que la France joue un rôle majeur dans l’accueil et la
formation des futures élites culturelles et artistiques des pays étrangers[6].
en lien avec le Ministre de l’identité nationale (…) vous prendrez les mesures
nécessaires pour les attirer en France (…).
Quand
on sait que, depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au Ministère de l’Intérieur,
il est devenu quasi impossible d’obtenir des visas pour les artiste étrangers,
on voit que le concept aura réduit à la cuisson…
L’élégance
littéraire ne fait pas non plus partie des caractéristiques du sarkish. Le
discours doit être « efficace ». D’ailleurs, l’une des expressions
vides les plus usitées du sarkish est « je fais ce qui marche ». Que
l’action en question ait « marché » en d’autres temps, en d’autres
lieux, en de toutes autres circonstances n’a pas d’importance. Si « ça a
marché », « ça marchera encore pour nous ».
Il
faudrait en outre développer les aspects larmoyants ou disciplinaires du
sarkish, mais cela dépasse le cadre de cette modeste étude.
Amis
artistes, travailleurs de la culture, apprenez vite le sarkish, si vous voulez
continuer à vivre dans le monde d’aujourd’hui.
Quelques
conseils :
Ne
parlez plus de création, le terme est louche et ambigu, réclamez-vous du
« patrimoine de demain »[7].
Le patrimoine est l’alpha et l’oméga de notre nouvelle Ministre et sa mission
est claire là-dessus.
Soyez
« populaires » en toute circonstance. Si votre vocabulaire est
difficile, expliquez que vous vous moquez des « intellos », si vous
pratiquez un art abstrait, nommez-le « design », c’est plus chic.
Ayez
des « objectifs » de fréquentation, fournissez sans qu’on vous les
demande des « bilans prévisionnels » avec des « outils
d’évaluation ». Si vous n’atteignez pas vos objectifs, dites que c’est la
faute à la Banque Centrale Européenne, c’est toujours bien vu.
Ne
demandez plus des « subventions » mais du « mécénat
public », ça marque mieux, vous considérerez ainsi les élus du peuple
comme des princes de la Renaissance. Ils en seront flattés et vous,
récompensés.
N’ayez
pas peur de mettre vos idées au placard et bon courage !
Michel
Thion
[1] « Les États-Unis d'Amérique forment un pays qui est passé directement de la barbarie à la décadence, sans jamais avoir connu la civilisation. » (Albert Einstein)
[2] Voir la « lettre de mission » du Président de la République à la Ministre de la Culture, que l’on peut consulter sur le site du Ministère sous le doux nom de « lettre2mission-albanel07 ». Quand le sarkish parle texto pour faire djeun’z.
[3] L'ironie est une forme d'expression qui consiste à dire l'inverse de ce que l'on pense, tout en rendant évident que ce que l'on dit est en désaccord avec ce que l'on pense.
[4] L’oxymore, ou oxymoron, rappelons-le, consiste à associer deux mots exprimant des réalités contradictoires ou contrastées.
[5] Comme le disait le philosophe François Regnault : « Je définis ici l'art, après Godard, comme ce qui s'oppose à la culture, ou plutôt comme ce qui s'en déchire. »
[6] Vaste
programme. Rappelons que, comme le disaient les manifestants de 1995, « il
y a de plus en plus d’étrangers dans le monde… »
[7] L’expression
a été inventée du temps où le regrettable François Léotard sévissait rue de
Valois. Lui non plus n’aimait pas trop l’art de son temps.