De la répression comme showbiz, du showbiz comme répression

 

Du showbiz comme répression

Lors d'un colloque consacré à son travail dramaturgique, Howard Barker avançait : "le divertissement (entertainment) est fasciste en ce sens qu'il oblige tous les spectateurs à penser et ressentir de la même façon, au même moment".

L'art, qui s'adresse à chacun, et non pas à tous, qui questionne à la fois l'intelligence et la sensibilité, qui stimule et convoque le sujet dans son rapport au monde, qui nourrit la culture, l'art, enfin, qui n'appelle que des réponses individuelles et tente de tenir les consciences en alerte, est naturellement en opposition frontale avec ce processus de massification des comportements et des sensations.

En même temps que la télévision s’enfonce dans les marécages fangeux de l’insignifiance stroboscopique, de la vulgarité graillonneuse et de la normalisation fascisante des comportements, les spectacles vivants programmés dans le secteur du théâtre public (1) sont chaque année soumis à la censure non-dite mais grossièrement insistante du « taux de fréquentation », du « il faut satisfaire tout le monde » (2), voire même du répugnant « rapport qualité/prix » (3), en bref à l’électoralisme rase-bitume des financeurs locaux qui sont de moins en moins des édiles et de plus en plus des sponsors.

 Rappelons que ces derniers ont aujourd’hui tout pouvoir sur les lieux de diffusion, grâce à la démission de l’État et de son ministère, processus entamé en 1986 avec le regrettable Léotard, et, en dernier lieu, accentué par la lamentable loi créant les EPCC, que l’on doit à la gauche, sous l’impulsion de Michel Duffour et Ivan Renar, éminents membres du PCF. 

Le spectacle de « distraction », qui donnerait seul du « plaisir » à ses spectateurs, est devenu une matière de base dans les programmations et gagne du terrain chaque année dans les lieux publics. Ce sont les spectacles qui, selon Jean-Luc Godard, donnent de l'oubli. (« La télévision fabrique de l'oubli, le cinéma fabrique du rêve », disait-il). La vie est devenue assez dure pour que les décideurs politiques recherchent et exigent cette « distraction » pour leurs électeurs jusque dans leurs théâtres.

La confusion règne ici. Le plaisir consisterait essentiellement à cesser de penser, à "s'éclater". Le terme même, répandu jusqu'à la nausée, est bien significatif.

Bien sûr, il y a de la résistance, il reste de rares lieux, de rares équipes qui maintiennent la tête et l’honneur hors de l’eau, mais elles son en voie d’extinction. On recrute aujourd’hui de vieux renards à la langue pendante au ras des rectums institutionnels et de jeunes technocrates contorsionnistes à l’échine ultra-souple…

Nous vivons dans un monde où il ne faut pas déranger. On demande aux artistes de distraire, pas de mettre en évidence la difficulté de vivre, de questionner la violence sociale ou d’inciter à la pensée autonome.

Dans la pièce de Bond « Café », une partie du public quittait la salle au moment d'une fusillade. Pas de sang, aucune cruauté montrée sur le plateau, seulement un groupe de soldats qui, tournant le dos au public, tiraient des balles à blanc. Odeur de poudre, des douilles qui roulaient jusque sur les pieds du premier rang, et c'était insupportable pour une partie du public. Les mêmes, rentrés chez eux, pouvaient regarder à la télévision des images de massacres, de catastrophes, d'accidents sanglants, sans que leur part de pizza surgelée leur reste pour autant en travers de la gorge. Le phénomène s’est reproduit l’été dernier à Avignon pour « Naître », témoignant ainsi de la pusillanimité persistante d’une partie du public et de l’hébétude chronique de la critique.

Un spectacle vivant qui s'y refuse est assassin. Ceux qui refusent de travailler ces interrogations, au nom du consensus, de l'audimat, du droit au loisir, ceux qui pensent que les théâtres publics sont faits pour qu'on s'y « reconnaisse », qu'on y « prenne du plaisir », ceux-là sont complices de ce mouvement mortifère pour la pensée et la sensibilité.

C'est sans doute au cœur de ce mouvement qu'il faut comprendre l'éradication des artistes en cours dans notre pays. Peut-être Rémi de Vos a-t-il raison de poser l'alternative : "c'est la lutte finale ou c'est la solution finale" ?

De la répression comme showbiz

Les médias jouent leur rôle de contamination du sentiment d’insécurité, du moins d’un certain sentiment, celui qui consiste à faire croire qu’on se fait agresser à tous les coins de rue, pas l’insécurité naissant du délitement accéléré de la vie sociale et des mécanismes de mutualisation des questions de travail et de santé. Cette insécurité-ci est absente de la scène publique, ses victimes sont culpabilisées, c’est de leur faute s’ils ne sont pas mobiles, souples, adaptables, capables de vivre avec rien, bref s’ils ne sont pas modernes.

Pour jouer son rôle de tranxène social, la répression doit donc se donner en spectacle. Quand 300 policiers « descendent » sur une cité, sous l’œil fasciné des caméras de télévision, pour récupérer 20 grammes de chichon, quand de paisibles colleurs d'affiches sont sauvagement matraqués, quand on ne peut déambuler dans les rues que sous l’œil d'une vidéosurveillance aussi inefficace que voyante, quand des vigiles privés roulent des mécaniques dans les couloirs du métro, ce qui compte  ici c'est la mise en spectacle de la répression.

On peut noter, en termes de spectacle, qu’il faut aujourd’hui la même quantité de flics, environ 300, pour « karcheriser » une cité, introduire un ours dans les Pyrénées, pourchasser 20 lycéens ou bien introduire un Sarkozy dans une réunion publique ou au mariage d’une des ses copains.

L’époque n’est décidément pas sûre…

C'est bien une police des comportements qu'il s'agit de faire admettre. Depuis les caméras omniprésentes, qui regardent jusque dans les appartements, le fichage génétique généralisé, les passeports biométriques, les fichiers policiers en inflation constante bien que bourrés d’erreurs, la normalisation des comportements par les administrations et la normopathie envahissante.

Le spectacle ne suppose pas la passivité du spectateur, il l’induit, il vise à transformer le citoyen actif et pensant en spectateur passif. La visibilité outrancière de la répression nous dit que la sécurité doit se payer au prix des libertés individuelles, au sacrifice de l'intimité.

C'est que, pour aller vite, la célèbre baisse tendancielle du taux de profit, dont l'existence est aujourd'hui enfin admise par les économistes les plus libéraux, oblige le système marchand à récupérer la plus grande part de ce qu'il est encore obligé de distribuer sous formes de revenus du travail. La baisse des salaires, l'augmentation de la productivité, ont comme conséquence paradoxale de diminuer la capacité de consommation, il faut donc que chaque instant de la vie, chaque centime gagné, soient consacrés à la consommation sans entraves, pour que les actionnaires en retrouvent la plus grande part dans leurs dividendes.

La pauvreté et sa colère doivent donc être à la fois réprimées et rendues invisibles. La consommation continue, parallèlement, doit être érigée en objectif ultime de la vie.

C'est à quoi vise le dispositif répression/showbiz qui se met en place depuis une vingtaine d'années.

Il semble bien aujourd'hui que l'industrie des loisirs, se drapant dans les oripeaux décatis d'une vision amblyope de l'art, soit devenue le principal appareil idéologique d'état (AIE), au sens où Louis Althusser l'entendait.

Historiquement, l'Église, puis l'École, ont tenu le rôle d'incubateurs de la norme sociale, et, au nom de ce qu'on appelle aujourd'hui de ce terme vaguement suspect de "vivre ensemble", ont eu la fonction d'imposer l'acceptation de l'ordre social marchand comme fatalité.

Aujourd'hui, la télévision, et, plus largement, l'industrie du loisir, prennent massivement le relais. Rappelons cette donnée effrayante : pour 90% de la population, toute l'espérance de vie gagnée depuis l'invention de la télévision, se passe devant le poste. La télévision, en effet, présente deux caractéristiques qui intéressent les pouvoirs : on la regarde toute sa vie, et elle touche un spectre beaucoup plus large que l'École de l'ensemble des comportements sociaux.

L'École travaillait sur un corpus de savoirs de base et sur une norme minimale des comportements civiques. Aujourd'hui qu'elle a réduit son champ d'action à la dispensation de savoir-faire simplifiés à l'usage d'une main-d’œuvre adaptable aux besoins changeants de l'industrie, et qu'elle a été mise dans l'incapacité de répondre au durcissement de la norme sociale qu'impose la précarisation généralisée de la société (4), elle est devenue inutile en tant qu'AIE et doit, en conséquence, cesser d'être financée par l'État et retomber dans la sphère marchande. Pas d'illusions, l'École publique n'a plus guère de sens pour le marché dominant, que de fournir des masses de travailleurs dociles, pourvus de compétences basiques et dépourvus de pensée autonome, avec une petite frange d’élite technique docile.

L'École, donc, est insuffisante à générer des comportements de consommateurs hébétés et de travailleurs soumis, puisqu'elle est affaiblie dans ses structures profondes, réduite à l'impuissance, et que, de toute façon, on la quitte un jour ou l'autre. À ce moment, la violence du monde du travail risque fort de provoquer des réactions de rejet.

Le chômage endémique, l'insécurité sociale, la peur sociale généralisée, la répression et la surveillance omniprésentes, tiennent lieu de garde-fous, mais, d'une part, les consciences ne sont pas encore totalement anesthésiées, et d'autre part, comme Orwell l'a bien démontré, il est bien plus favorable aux oppresseurs d'amener les opprimés à aimer et à désirer leur oppression.

Le développement du temps « libre » est en contradiction avec le marché s'il est un temps de pensée et d'épanouissement personnels, un temps de relations sociales désintéressées. Il doit donc devenir, dans la logique de « développement » forcené actuelle un temps de consommation. Le marché ne verse des salaires que pour en récupérer la plus grande part à son profit. Pour ce faire un conditionnement permanent, une uniformisation des pensées et des comportements lui est de plus en plus nécessaire. Lui est également nécessaire un isolement permanent de chacun, la mort d’un débat social qui montrerait l’absurdité de cette course à l’abîme.

Répression et showbiz sont donc ainsi devenus les deux mâchoires de la machine à broyer les consciences qui nous menace si nous n’y prenons garde.

 

Michel Thion

(1) - rappelons qu'il y a près de 3000 lieux publics de spectacle en France, centres culturels communaux, salles des fêtes et autres lieux "polyvalents". Il n'y a pas que les Scènes Nationales dans la vie…

(2) - L'argument le plus terrassant que j'aie entendu à ce propos, m'est venu d'un élu communiste, chargé de la culture dans une ville où je dirigeais le théâtre. Pour m’inciter à programmer des spectacles « populaires », il m'a rappelé fermement que « même dans les grands restaurants, on peut manger des frites (sic !) »

(3) – Suave expression utilisée par un directeur « artistique » lors d’une très sérieuse réunion de programmateurs sous l’égide de l’ONDA.

(4) - la question mériterait développement, mais on consultera avec profit sur ce sujet un petit livre assez saignant de Jean-Claude Michéa : « l'enseignement de l'ignorance » (Éd. Climats) ainsi que l'indispensable « y a-t-il une vie intellectuelle en France ? » de Jean-Claude Milner (Éd. Verdier)

 

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