Extrait
de "Des anges mineurs" d'Antoine Volodine (Ed. Du seuil 1999)
Devant
nous s'étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent
exclusivement aux riches, une planète de terre écorchée, de forêts saignées à
cendre, une planète d'ordure, un champ d'ordures, des océans que seuls les
riches traversent, des déserts pollués par les jouets et les erreurs des
riches, nous avons devant nous les villes dont seules les multinationales
mafieuses possèdent les clés, les cirques dont les riches contrôlent les
pitres, les télévisions conçues pour leur distraction et notre assoupissement,
nous avons devant nous leurs grands hommes juchés sur une grandeur qui est
toujours un tonneau de sanglante sueur que les pauvres ont versé ou verseront,
nous avons devant nous les brillantes vedettes et les célébrités doctorales
dont pas une des opinions émises, dont pas une des dissidences spectaculaires
n'entre en contradiction avec la stratégie à long terme des riches, nous avons
devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement
éternel et notre éternelle torpeur, nous avons devant nous les machines
démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l'oeil et interdisent aux
pauvres toute victoire significative, nous avons devant nous les cibles qu'ils
nous désignent pour nos haines, toujours d'une façon subtile, avec une
intelligence qui dépasse notre entendement de pauvres et avec un art du double
langage qui annihile notre culture de pauvres, nous avons devant nous leur
lutte contre la pauvreté, leurs programmes d'assistance aux industries des
pauvres, leurs programmes d'urgence et de sauvetage, nous avons devant nous
leurs distributions gratuites de dollars pour que nous restions pauvres et eux
riches, leurs théories économiques méprisantes et leur morale de l'effort et
leur promesse pour plus tard d'une richesse universelle, pour dans vingt
générations ou dans vingt mille ans, nous avons devant nous leurs agents
d'influence, leurs propagandistes spontanés, leur innombrables médias, leurs chefs
de famille scrupuleusement attachés aux principes les plus lumineux de la
justice sociale, pour peu que leurs enfants aient une place garantie du bon
côté de la balance, nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que
le seul fait d'y faire allusion, même pas d'en démonter les mécanismes, mais
d'y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche
de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien, je suis devant cela, en
terrain découvert, exposée aux insultes et criminalisée à cause de mon
discours, nous sommes en face de cela qui devrait donner naissance à une
tempête généralisée, à un mouvement jusqu'au-boutiste et impitoyable, dix
décennies au moins de réorganisation impitoyable et de reconstruction selon nos
règles, loin de toutes les logiques religieuses et financière des riches et de
leurs philosophies politiques et sans prendre garde aux clameurs de leurs
ultimes chiens de garde, nous sommes devant cela depuis des centaines d'années,
et nous n'avons toujours pas compris comment faire pour que l'idée de
l'insurrections égalitaire visite en même temps, à la même date, les milliards
de pauvres qu'elle n'a pas visité encore, et pour qu'elle s'y enracine et pour
qu'enfin elle y fleurisse.
Trouvons
donc comment faire et faisons-le.