Oui, à toi seul.
Je suis poète, tu sais, et c'est ce
que font les poètes. Ils ne parlent pas aux foules.
Non, un poète parle
à un seul humain à la fois, sensible. Un seul à la fois même s'il est plusieurs.
Parce qu'on est seul : tu le sais.
Chacun de nous, chacune de
nous, est seul comme une île.
Tu es une île, je suis une île, nous
sommes seuls, au-delà de l'horizon.
Mais je sais que tu es là.
Je te sais.
Et tu me connais, moi, ton île si proche.
Ou
bien tu ne me connais pas mais tu me sais également. Tu sais ma voix.
Je
suis, nous sommes, des îles qui échangent, qui voyagent.
En te parlant, je voyage immobile vers toi.
C'est que les îles sont
reliées par la mer et la mer est le chemin que nous parcourons tous.
Si
tu regardes bien, nous, les humains, en réalité, nous sommes un archipel.
Parenthèse de culture générale : Archipel, n.m. groupe d'îles
dans un espace géographique discontinu. Toi et moi sommes
l'archipel d'un possible, le souvenir d'un futur possible.
Quelle est
alors cette mer qui nous sépare et nous relie ?
Je vais te dire, c'est
l'océan de la langue.
La langue, cet espace discontinu, le lieu des
échanges incertains, parcellaires, maladroits, parfois fuyants, parfois brutaux.
C'est notre espace commun, avec ses creux et ses montagnes.
Pleine de vide est la langue. C'est son paradoxe et sa beauté.
" Là où il n'y a rien, lisez que je vous aime ", disait
Diderot dans une lettre d'amour à Sophie Volland.
Heureuse femme à qui
l'on écrivait de telles merveilles.
Je te parle et, ce faisant, je
voyage vers toi.
Et dans les creux, dans les riens de la langue, il y a
de l'amour et de la détresse, il y a des significations et des ambigüités, il y
a des vertiges et des nuits énigmatiques, dans les vides de la langue il y a
l'essentiel.
Les paroles sont des vagues, des marées, parfois des
tempêtes, le ressac de la pensée.
Et moi je suis une île poète.
De longue date, je cherche ce que nous sommes et j'en
sais très peu.
Je sais seulement aujourd'hui que nous sommes des êtres
parlant et délibérant, et riant ensemble.
Délibérant, c'est important.
La parole échangée vaut mieux que la parole proférée, même si, au cœur
de notre drame d'humain-île, on n'a parfois pas d'autre choix que de crier.
Mais l'homme qui crie sera sans cesse recouvert d'autres cris, car le
monde est ainsi fait que toujours un homme crie.
L'homme qui fait
silence ne peut être recouvert de silence, et chacun entendra son silence à
l'entour.
Et le silence est le cadeau que chacun fait à l'autre pour que
les paroles soient vraiment échangées.
Mon silence n'est pas vide, il
est empli de ta parole, il est l'espace pour ta pensée.
La délibération
est pleine de silences, pour que chacun, chacune, prenne sa part du festin de la
parole, pour que les vagues, les ondulations de la parole voguent en paix vers
d'autres îles.
Et puis, quand ma mémoire est en ruines, le silence en
est l'archéologue.
Un poète offre ce silence-là.
Ici,
placer trois points de suspension. ...
En grec " Poïesis "
c'est l'action de faire en fonction d'un savoir.
Que fait-il, un poète,
avec son savoir intuitif de la langue ?
Il écrit avec une gomme au lieu
d'un crayon.
Il dessine un murmure au cœur du bruit.
Il fait
place à sa table, pour un qui lira.
Il chuchote dans la brume.
Il souffle sur les cicatrices.
Il dort du sommeil de l'éveillé.
Dans chaque ville, il habite rue du silence.
Il sait que la nuit
n'obscurcit pas le jour, mais qu'elle le prolonge. Plus tard, elle l'annoncera.
Il a la poésie au bord des lèvres
photo Olivier Perrot
Il joue le blues avec des cordes de pendus sur la
guitare du diable.
Il partage le vin de l'obstination.
Il
devient lentement transparent.
Il veut l'éveil du sens.
Il écrit
des poèmes à retardement.
Il boit le souffle du soleil. Il le regarde en
face, en devient aveugle un instant rouge sang, et puis, au moment où la vue
revient par bribes, par éclairs sombres, il lutte pour garder les yeux ouverts
et il écrit au milieu des larmes.
" Le monde entier est une scène
" nous confie Jacques le mélancolique, la scène d'un théâtre d'ombres, la
scène primitive de la caverne de Platon.
Mais dans un théâtre d'ombres,
c'est l'ombre qui est importante, c'est l'ombre qui parle.
Je me
souviens de Giono :
" Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient
pas que chacun de leurs gestes pour poser la pierre dans le mortier est
accompagné d'une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de
mortier. Et c'est la bâtisse d'ombre qui compte ".
Alors je t'écris
des poèmes d'ombre.
Pour que ma parole laisse une trace sur l'eau.
Ici, laisser
s'installer un silence troublant, interrogatif, peut-être même perplexe.
Trois autres points de suspension. ...
Poème en jaillissement ou poème en goutte-à-goutte, qu'importe,
c'est ce que fait un poète.
Il parle en silence.
Sa parole
dessine le silence comme le pinceau d'encre noire dessine la neige.
Je
me souviens d'Antonio Tabucchi :
" Vous aussi vous devez parler.
C'est pour cela que la nature a fait de nous des créatures humaines. Si vous
dites ne serait-ce qu'une fois non, votre nature humaine sera sauve. Si vous
restez silencieux vous aurez vous-même rempli votre bouche de terre. Vous ne
serez que des oreilles qui écoutent. Or c'est exactement ce qu'on attend de
vous. " Écoute le paradoxe du poète : se taire n'est pas faire
silence.
Le poète fabrique du silence quand il parle.
Chacun de
nous est une île, un récif de corail blanc et pourpre qui enserre un volcan,
peut-être éteint, peut-être… mais ce volcan vient du centre de la Terre et le
centre de la Terre est notre commun berceau.
Et si chacun est le barbare
de l'autre, n'oublie pas que chacun est d'abord son propre barbare.
Je me souviens d'Henri Michaux, en 1943, mais ce pourrait être
aujourd'hui.
" Dedans c'est la fumée, dehors c'est la fureur.
On embauche les flammes pour la destruction des édifices. On embauche la
bassesse humaine pour la destruction des fiertés. On embauche la bêtise et la
veulerie dans un immense et composite outil. Et travaille dur cet outil, dur et
insolemment, par-ci par-là avec des souplesses, puis de nouveau dur et impudent,
lassant la résistance et développant un immense imbroglio.
Mais dur pour
qui le subit. Et qui ne le subit pas ?
Le travail creuse, le crachat
aussi.
Jusqu'où tomberas-tu ?
Jusqu'où fléchiras-tu, peuple
méconnaissable ? " Je te parle à toi seul.
Je t'offre du
silence et de la lenteur pour que nous prenions le temps d'y penser.
Pense à ceci, qu'on n'entend pas l'oiseau marcher dans la neige mais au
matin on voit bien qu'il est venu.
La danse du silence est le
chuchotement de la nostalgie. C'est qu'il faut quatre soupirs pour faire un
silence.
Avant de reprendre le chemin de la parole, je voudrais dire aux
amis qui nous accueillent ici,
Je vous regarde en silence et je
pense à la douceur que nous partageons. Vraiment, notre rencontre a eu lieu au
jardin des silences, à l'ombre des larmes murmurantes.
Nos frères les
errants, furtifs comme l'ombre d'un regard, ont repris la route.
Le
chemin est leur maison.
Ils possèdent l'art subtil du sourire caché,
leur parole est rare, mais ils ont le dire parsemé de lumières
changeantes et graves, ils parlent avec la bouche de lumière.
Ils sont
notre légèreté, notre abandon au monde. Et c'est bon de savoir
que, lorsque les maisons de pierres se ferment au verrou les unes après les
autres, nos frères les errants nous montrent à construire des maisons de vent,
ouvertes à chacune et chacun.
Et moi, île-poète, je les habite avec ces
poèmes d'ombres et de vent que je t'adresse ce soir.
Alors, songes-y,
dans ta solitude partagée :
Je te dis que les abysses sont en nous.
Car sans le silence, la parole est une froide ondulation de
l'atmosphère.
Car sans le silence, la parole est un meurtre.
Michel Thion
Les années de plomb sont de retour dans toute l'Europe.
Austérité, chômage de masse, répression féroce des mouvements populaires,
racisme institutionnel, les religions se bousculent au portillon des crédulités,
le fascisme ne rampe plus, il se pavane.
Et
pourtant, la résignation n'est pas de mise. La poésie tient haut son flambeau.
La création à Lyon du " Syndicat des poètes qui vont mourir un jour " est une
goutte de joyeuse colère, Ce n'est pas la seule, loin de là. Les poètes
écrivent, les éditeurs publient, les festivals et les lectures se multiplient,
et les amoureux du langage, des mots sont là, toujours plus nombreux.
Bien sûr, il y a parfois des morts dans les rangs, mais d'autres
arrivent et, dans l'indifférence, au mieux, dans l'ignorance crasse, au vrai, du
milieu littéraire, la poésie vit.
La poésie donne du temps et de
l'espace aux sentiments et à l'intelligence. La question n'est donc pas "
pourquoi écrire de la poésie ? " mais " comment ne pas écrire de la poésie ? ".
Lors d'un débat de la belle revue " Cassandre ", une intervenant
définissait l'artiste comme " celui qui ne peut pas s'empêcher ". Eh bien, nous
en sommes, de ceux qui ne peuvent pas s'empêcher, qui ne laissent pas la langue
dans l'état où ils l'ont trouvée en arrivant, qui la trouent, la brodent,
l'augmentent ici, la creusent là, et chaque poème en fait un outil augmenté.
On peut retrouves les échanges imaginaires avec quelques auteurs
qui m'ont marqué sur la page dialogues
Un rappel : En 2009 a eu lieu la création au Centre Pompidou à
Paris du
"Deuxième récit du monde", en compagnie de Julien Tarride,
musicien, plasticien, grand dompteur des arts numériques et ami cher.
On
peut voir une captation du spectacle sur
href="https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cTxpdx/rrgR7g4"
target=pagevide>cette page La qualité est moyenne mais, en attendant mieux,
cela vous donnera une idée du travail.
Le livre,
"le récit du
monde" est paru aux
Éditions Color Gang, avec une préface du compositeur et
chef d'orchestre Paul Méfano.
En dehors de cette page
d'accueil, entièrement refaite, vous trouverez une page Agenda à jour, mes voeux depuis 1997 et de nouvelles citations sur la page dédiée
Michel
Thion
(Dernière mise à jour le 25 avril 2016)
Mes textes proposés ici sont naturellement libres
de reproduction et de circulation. Les textes d'autres auteurs sont soumis au
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Bonne lecture.
Les commentaires et les suggestions
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